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Louis Grangier n’a pas perdu de temps. Après avoir marché, il a rejoint la division qui se reformait à l’arrière et s’embarquait pour le repos dans la région fortifiée de Dunkerque. Mais il n’a pas eu le temps de profiter du repos dans la région fortifiée de Dunkerque. Le 22 septembre 1915, le régiment de Louis Grangier est retourné en Artois. Il a pris position dans le secteur de Neuville Saint-Vaast, face à la crête menaçante de Vimy. « Prises de face et de flanc, les batteries auront à subir de lourdes pertes », mentionne le journal. C’est ainsi que Louis Grangier a vu la tête des premiers morts.

Jusque-là, Louis Grangier ignorait tout de la mort. Il se souvenait vaguement du corps de la jeune femme qu’on avait ramené au hameau après l’avoir retrouvé dans une fondrière. On avait dit qu’elle s’était jetée de la falaise par désespoir et on l’avait enterrée sans curé dans le cimetière de la chapelle. Il se souvient de cette histoire mais il n’a pas vu le corps de la défunte. Il était âgé de huit ans. Au hameau, on ne montrait pas les corps des morts aux enfants de huit ans. Ce n’était pas l’usage. Seuls les adultes venaient les saluer. Les enfants défilaient devant le cercueil fermé. Tout ce que Louis Grangier savait de la mort était contenu dans cette boîte en bois, vernis ou pas, dont le couvercle était fixé par des clous à grosses têtes enfoncés dans les coins, et que l’on déposait – la boîte – sur le plateau d’une charrette pour la conduire jusqu’au cimetière et la descendre au fond d’un trou que l’on recouvrait de terre pour ne plus jamais en parler, ensuite.

Sous la crête de Vimy, Louis Grangier a vu la mort et il s’est dit qu’il ne l’oublierait jamais. Autour de lui, après l’attaque, n’étaient que rictus de visages figés, bras ou jambes arrachés, thorax troués à travers lesquels on pouvait voir mais Louis Grangier ne savait pas ce qu’il voyait, ou encore ventres ouverts d’où dégoulinaient ce qu’il imaginait être des viscères parce que des viscères, Louis Grangier en avait vus, enfant, dans les ventres des sangliers quand les chasseurs rentraient triomphants au hameau et se mettaient à les dépecer.

On avait confié àLouis Grangier un cheval attelé à une remorque chargée de caissons contenant des obus. La tâche de Louis Grangier consistait à aller et venir entre la ligne de front où étaient disposés, en rangs serrés, les canons de sa batterie et l’arrière où étaient stockées les réserves de munitions. Il devait traverser des zones désertées où il était impossible de se dissimuler, passer entre les gouttes comme on dirait en temps normal. Louis Grangier espérait seulement – avec toute sa timidité de paysan venu d’un hameau perdu dans la montagne – qu’une bombe ne tomberait pas dans les parages ou pire, sur son chargement. C’était arrivé à d’autres conducteurs qui, sous le choc, avaient été littéralement pulvérisés. On racontait dans les tranchées que les brancardiers renonçaient souvent à reconstituer les corps disséminés dans les gourbis.

Chaque fois que Louis Grangier transportait une cargaison, la peur le tenaillait. Son ventre se contractait. Sa gorge se nouait. Il avait soif. Il buvait une rasade de ce mauvais alcool – âpre au palais – que l’on glissait dans les gourdes des Poilus pour leur donner du courage. Il serrait si fort la bride dans ses mains qu’elles saignaient. Sa haridelle lui obéissait. Ce n’était pas mentionné dans les pages de son livret militaire, mais Louis Grangier savait parler aux chevaux. Les vieux, au hameau, lui avaient appris le langage des bêtes de somme et savoir parler aux chevaux lui était soudain d’une grande utilité. Mais il n’aurait pas fallu qu’un obus tombât près de l’attelage parce que le cheval soulevé par la peur aurait rué au risque de verser la livraison. De pareils événements s’étaient déjà produits et l’on racontait le soir, dans les tranchées, que les conducteurs, seuls, n’avaient pas pu reconstituer leur fardeau et qu’ils étaient devenus fous au milieu des caisses qui explosaient dès qu’un obus ennemi tombait à leur portée. Alors, ces pauvres diables restaient debout en attendant d’être tués. Cela prenait en général peu de temps. Les brancardiers n’avaient plus qu’à ramasser les morceaux. Ou pas.

Un jour, Louis Grangier a vu mourir sous ses yeux un camarade brigadier engagé volontaire à 18 ans. Il s’était imprudemment mis à découvert dans le but de se rendre plus utile et il l’a immédiatement payé de sa vie. Un projectile a fauché ce jeune garçon lors d’un coup de surprise dont l’ennemi avait le secret. Au moment où vous vous y attendiez le moins, après une accalmie que vous auriez dû considérer comme suspecte, vous vous trouviez pris dans une pluie de bombes, les balles des mitrailleuses sifflaient à vos oreilles, vous les entendiez se ficher dans la poitrine de votre voisin qui ouvrait grand les bras pour accueillir la mort et son corps retombait ensuite en arrière comme une chiffe molle après avoir été soulevé par l’impact. Le brigadier s’était affalé aux pieds de Louis Grangier qui l’avait enjambé pour se jeter dans un trou et tenter d’échapper aux tirs quand un autre compagnon, maréchal des logis, lui était tombé dessus. A sa raideur soudaine, Louis Grangier avait compris que le malheureux venait d’être tué. Peut-être le protégerait-il d’un mauvais sort le temps que durerait l’attaque.

Lorsqu’il bénéficiait de quelques jours de repos, à l’arrière, jamais très longtemps, Louis Grangier écrivait au père. D’une écriture épaisse, au crayon àmine, il racontait qu’ici, ce n’était pas la même vie qu’au hameau mais que c’était la vie quand même et que tout allait bien. Il ne parlait pas de ses égratignures. Il disait qu’il était en bonne santé. Et qu’il ne fallait pas s’inquiéter quand au printemps il serait, oui, de retour, il serait de retour au hameau pour les semailles de trèfle et de luzerne. Disant ceci, se le répétant, le hurlant mentalement, pour lui seul, car s’il avait crié à tue-tête on l’aurait pris pour un fou, il entendait le rire du père lissant sa moustache et frappant du sabot sur le sol. Il l’entendait rire mais le père était loin, et les champs, le hameau, tout cela soudain paraissait irréel au point que Louis Grangier se demandait s’il n’avait pas rêvé cette vie d’avant, si elle avait réellement existé.

Lorsque ses supérieurs ont ordonné à Louis Grangier et quelques autres de prendre position au lieu-dit Fond de Vase, tous se sont regardés, aucun n’a parlé. Fond de Vase avait la réputation d’un enfer. On s’y engluait. Les gaz y stagnaient dans une sorte de nuage bleuté irrespirable. On y mourait, avalé par la boue et asphyxié. Seul Louis Grangier en est revenu. Mais il n’a plus été le même. Il prononçait des phrases incompréhensibles. Ses yeux se révulsaient, il tombait au sol, le corps secoué de convulsions, la bave à la commissure des lèvres. On disait qu’il était devenu hystérique. Ce n’était pas une raison suffisante pour le renvoyer dans ses foyers. Chaque fois qu’une crise le saisissait, on lui ôtait son arme et on lui administrait une piqûre. Louis Grangier se calmait et ses supérieurs espéraient qu’il serait bientôt tué parce que ces crises, pensaient-ils, sapaient le moral des soldats.

Un jour, Louis Grangier a disparu et personne ne sait ce qu’il est devenu. Son corps n’a pas été retrouvé. Ni la plaque métallique d’identité qu’il portait autour du cou, ni son livret militaire. La batterie venait de subir une attaque et elle avait été anéantie. Les artilleurs qui avaient réchappé aux premiers tirs s’étaient égaillés dans la nature. Plus personne ne donnait d’ordre. C’était la panique. Les survivants couraient dans tous les sens à la recherche d’un abri. Chacun essayait de sauver sa peau.

Lorsque, le lendemain, les quelques rescapés ont été regroupés, Louis Grangier n’a pas répondu à l’appel. Dans les rangs clairsemés d’un régiment en haillons, quelques-uns demandaient : z’avez pas vu Grangier ? Connaissez pas Grangier ? Savez pas où il est ?

Quelques semaines plus tard, deux gendarmes sont montés au hameau. En les voyant passer devant eux, les vieux ont battu le sol à coups de canne. Rageusement. Les militaires bottés se sont dirigés vers la maison du père et derrière les rideaux entrebâillés de leurs fenêtres, les vieilles ont pensé mon dieu, si ce nest pas un malheur cette guerre. Quand les gendarmes sont sortis, le père a refermé la porte et l’on a entendu un long cri déchirant dans le soir qui tombait.

Texte et photo : Serge Bonnery