
Il y avait foule ce samedi, comme tous les samedis, sur le Passeig de Gracia, l’une des avenues les plus fréquentées de Barcelone dans le prolongement de la Rambla. Des touristes se mêlaient aux autochtones. On les reconnaissait facilement, appareil photo en bandoulière, caméra dans une main, plan de la ville dans l’autre. Beaucoup faisaient la queue devant la Casa Batllo, l’une des constructions les plus célèbres de l’architecte Gaudi qui a donné à la ville sa vocation surréelle. Plus rares étaient ceux qui bifurquaient carrer Arago pour pénétrer dans la fondation Antoni Tàpies. Des bourgeoises maquillées dépensaient leur argent en riant dans les magasins de luxe.
Chiquito errait au milieu de ce monde. Il était surnommé Chiquito – qui signifie petit enfant – depuis toujours, de sorte qu’il ne se souvenait même pas de son nom. Ce samedi-là, un samedi pas comme les samedis ordinaires, Chiquito avait revêtu son vieil, très vieil habit de lumière. Froissé. D’un bleu délavé. Pendillolant. Elimé aux manches. Un costume qui n’avait plus d’âge. Qui ne captait plus les reflets du soleil. Un costume décati qui n’avait plus servi. Depuis combien de temps ?

Chiquito, enfant, avait rêvé de devenir torero. Il avait grandi dans un hameau perdu de France, entre les creux de montagnes qui oscillaient comme des vagues dans la tempête et le vent. Fuyant la misère qui les talonnait, ses parents avaient franchi la frontière un soir glacial de février, une de ces nuits où les bourrasques s’engouffrent sous les portes et pénètrent dans les vêtements jusqu’à pincer les chairs. Ils étaient arrivés au village où d’autres, avant eux, avaient trouvé refuge et ils y étaient restés. Le père avait trouvé du travail à la terre. Chiquito n’était pas allé souvent à l’école. La compagnie des autres enfants de son âge l’ennuyait.
Chiquito passait sa vie dans les clairières à rêver de son pays natal, l’Andalousie, là où les cornes de toros poussent plus vite que l’herbe des champs. A Séville où, enfant, il se rendait à pied avec les autres gosses et les adultes du pueblo, lors de la Semaine Sainte, Chiquito faussait compagnie aux siens et se rendait en courant à La Maestranza, les plus belles arènes du monde. Il se faufilait entre les jambes des spectateurs qui s’agglutinaient aux entrées, trompait la vigilance des gardiens, pénétrait dans l’antre dont il connaissait les passages secrets et parvenait ainsi au plus près du ruedo.
Dans le callejon, on connaissait Chiquito. Il rendait des services inestimables aux hommes endimanchés fumant le puro.
Ay ! Chiquito ! Va me chercher un fino.
Eh ! Chiquito ! Apporte ce bouquet à cette dame, là-bas.
Chiquito allait, venait, courait le long des talanquères. C’est à ce prix qu’il avait le droit d’assister aux corridas de la féria. Chiquito était petit, chétif et maigrelet. Pour assister aux combats, il repérait toujours un trou entre deux planches, s’accroupissait, fermait un œil pour bien voir, tout voir de la faena des maestros que le public acclamait ou conspuait selon la qualité de leurs gestes.
Au fil des ans, le statut de Chiquito avait évolué dans l’enceinte sacrée. Les toreros, certes, l’ignoraient. Dans le meilleur des cas, ils s’amusaient, avant le paseo, de le voir courir, qui un cigare, un verre ou un bouquet en main. Mais les peones l’avaient à la bonne.
Ay ! Chiquito ! Tiens les épées, une seconde.
Eh ! Chiquito ! Attrape les capes.
Chiquito leur obéissait au doigt et à l’œil. Pas un ordre qu’il n’exécutât séance tenante, trop heureux de devenir acteur du drame qui allait se nouer, à quelques mètres de lui, et dont il ne perdrait pas une miette, œil dans le trou, entre les planches.
Et puis un jour, Chiquito a quitté les clairières, le hameau, les parents, ses montagnes de France. Il est parti à pied, baluchon sur l’épaule, parce que rêver d’Andalousie, de toros, de Séville lui causaient dans la tête et au fond du ventre un mal qu’il ne contrôlait plus. C’est ainsi que Chiquito a faussé compagnie aux siens et que, de retour à Séville où plus personne ne se souvenait de lui, il est descendu dans l’arène. Pas La Maestranza, non ! La plus belle arène du monde était réservée aux très grands. C’était dans une sorte de ruedo bricolé avec des matériaux de récupération, dans son village où un éleveur infortuné sélectionnait des vaches.
Chiquito, comme par il ne sait plus quel miracle, a eu le droit de se saisir d’une cape et de toréer. Il avait mémorisé, un à un, derrière les planches trouées des talanquères de la Maestranza, tous les gestes des toreros, de sorte que ce jour-là, dans une arène de bric et de broc, Chiquito a montré quelque habileté au capote. Ce fut sa chance. Du moins le crût-il.

Chiquito est devenu péon. Il a foulé le sable du ruedo de La Maestranza – son rêve – au service de quelques grands quand un membre de leur cuadrilla, au dernier moment, faisait défaut. Des frayeurs, Chiquito en a connues. Des blessures, il en a reçues. Des broncas, il en a essuyées. Et combien de fois il a vu ses maîtres portés en triomphe ! Il se souvient de tout, Chiquito. Il peut énumérer le nombre de bousquets, de chapeaux, de bijoux ramassés sur le sable des arènes pour les remettre aux maestros dont il fut, occasionnellement, l’humble serviteur. C’est la seule mémoire qui lui reste. Celle des toros.
Puis vint la guerre et Chiquito a quitté Séville, La Maestranza, sa terre natale d’Andalousie et son habit de lumière. Il a fui la mort qui le désignait. Ce n’étaient plus, cette fois, les cornes des toros qui représentaient un danger mais les fusils pointés des franquistes.
Chiquito prit la direction de Barcelone, dernière terre républicaine d’Espagne. Il s’était battu dans le delta de l’Ebre avant que la République ne tombe, définitivement vaincue. Comme il avait su, enfant, se cacher dans l’antre des arènes pour échapper à la vigilance des gardiens, Chiquito trouva une planque dans la capitale catalane. Et c’est ainsi qu’il échappa au pire. L’exil. La retirada qui vit par centaines de milliers ses amis, femmes, vieillards, enfants, hommes vaincus, rompus, se présenter à la frontière française et se voir immédiatement internés dans des camps improvisés sur les plages du Roussillon.
La vie de Chiquito s’est arrêtée un soir de février 1939 à Barcelone quand il a vu ses camarades partir et que lui est demeuré, terré comme un rat, dans l’espoir de reprendre un jour la lutte. Il ne remettrait plus jamais les pieds dans une arène tandis que la plupart des maestros qu’il avait servis continuaient à toréer malgré ou pour Franco.
Chiquito a vécu de petits boulots puis de mendicité. Vieillissant. Sans famille. Sans passé que la guerre avait effacé. Il arrive encore que l’on croise sa silhouette chétive sur le Passeig de Gracia. Aujourd’hui, il a revêtu son habit de lumière froissé, au milieu de la foule indifférente des touristes et du rire des bourgeoises fardées. Chiquito ne dit rien. Personne ne connaît le son de sa voix. Il ne tend même plus la main pour mendier. Il n’attend plus rien de personne ni d’un monde qui n’est plus le sien.
Chiquito erre sur les trottoirs de Barcelone. Fantomatique. Absent. Comme effacé du temps.