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Les Cosaques des Frontières

Archives de Catégorie: Serge Bonnery

Vieilles histoires d’un pays haut : Vie de Louis Grangier 2/2

09 lundi Juin 2014

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Vieilles histoires d’un pays haut

louis grangier 2

Louis Grangier n’a pas perdu de temps. Après avoir marché, il a rejoint la division qui se reformait à l’arrière et s’embarquait pour le repos dans la région fortifiée de Dunkerque. Mais il n’a pas eu le temps de profiter du repos dans la région fortifiée de Dunkerque. Le 22 septembre 1915, le régiment de Louis Grangier est retourné en Artois. Il a pris position dans le secteur de Neuville Saint-Vaast, face à la crête menaçante de Vimy. « Prises de face et de flanc, les batteries auront à subir de lourdes pertes », mentionne le journal. C’est ainsi que Louis Grangier a vu la tête des premiers morts.

Jusque-là, Louis Grangier ignorait tout de la mort. Il se souvenait vaguement du corps de la jeune femme qu’on avait ramené au hameau après l’avoir retrouvé dans une fondrière. On avait dit qu’elle s’était jetée de la falaise par désespoir et on l’avait enterrée sans curé dans le cimetière de la chapelle. Il se souvient de cette histoire mais il n’a pas vu le corps de la défunte. Il était âgé de huit ans. Au hameau, on ne montrait pas les corps des morts aux enfants de huit ans. Ce n’était pas l’usage. Seuls les adultes venaient les saluer. Les enfants défilaient devant le cercueil fermé. Tout ce que Louis Grangier savait de la mort était contenu dans cette boîte en bois, vernis ou pas, dont le couvercle était fixé par des clous à grosses têtes enfoncés dans les coins, et que l’on déposait – la boîte – sur le plateau d’une charrette pour la conduire jusqu’au cimetière et la descendre au fond d’un trou que l’on recouvrait de terre pour ne plus jamais en parler, ensuite.

Sous la crête de Vimy, Louis Grangier a vu la mort et il s’est dit qu’il ne l’oublierait jamais. Autour de lui, après l’attaque, n’étaient que rictus de visages figés, bras ou jambes arrachés, thorax troués à travers lesquels on pouvait voir mais Louis Grangier ne savait pas ce qu’il voyait, ou encore ventres ouverts d’où dégoulinaient ce qu’il imaginait être des viscères parce que des viscères, Louis Grangier en avait vus, enfant, dans les ventres des sangliers quand les chasseurs rentraient triomphants au hameau et se mettaient à les dépecer.

On avait confié àLouis Grangier un cheval attelé à une remorque chargée de caissons contenant des obus. La tâche de Louis Grangier consistait à aller et venir entre la ligne de front où étaient disposés, en rangs serrés, les canons de sa batterie et l’arrière où étaient stockées les réserves de munitions. Il devait traverser des zones désertées où il était impossible de se dissimuler, passer entre les gouttes comme on dirait en temps normal. Louis Grangier espérait seulement – avec toute sa timidité de paysan venu d’un hameau perdu dans la montagne – qu’une bombe ne tomberait pas dans les parages ou pire, sur son chargement. C’était arrivé à d’autres conducteurs qui, sous le choc, avaient été littéralement pulvérisés. On racontait dans les tranchées que les brancardiers renonçaient souvent à reconstituer les corps disséminés dans les gourbis.

Chaque fois que Louis Grangier transportait une cargaison, la peur le tenaillait. Son ventre se contractait. Sa gorge se nouait. Il avait soif. Il buvait une rasade de ce mauvais alcool – âpre au palais – que l’on glissait dans les gourdes des Poilus pour leur donner du courage. Il serrait si fort la bride dans ses mains qu’elles saignaient. Sa haridelle lui obéissait. Ce n’était pas mentionné dans les pages de son livret militaire, mais Louis Grangier savait parler aux chevaux. Les vieux, au hameau, lui avaient appris le langage des bêtes de somme et savoir parler aux chevaux lui était soudain d’une grande utilité. Mais il n’aurait pas fallu qu’un obus tombât près de l’attelage parce que le cheval soulevé par la peur aurait rué au risque de verser la livraison. De pareils événements s’étaient déjà produits et l’on racontait le soir, dans les tranchées, que les conducteurs, seuls, n’avaient pas pu reconstituer leur fardeau et qu’ils étaient devenus fous au milieu des caisses qui explosaient dès qu’un obus ennemi tombait à leur portée. Alors, ces pauvres diables restaient debout en attendant d’être tués. Cela prenait en général peu de temps. Les brancardiers n’avaient plus qu’à ramasser les morceaux. Ou pas.

Un jour, Louis Grangier a vu mourir sous ses yeux un camarade brigadier engagé volontaire à 18 ans. Il s’était imprudemment mis à découvert dans le but de se rendre plus utile et il l’a immédiatement payé de sa vie. Un projectile a fauché ce jeune garçon lors d’un coup de surprise dont l’ennemi avait le secret. Au moment où vous vous y attendiez le moins, après une accalmie que vous auriez dû considérer comme suspecte, vous vous trouviez pris dans une pluie de bombes, les balles des mitrailleuses sifflaient à vos oreilles, vous les entendiez se ficher dans la poitrine de votre voisin qui ouvrait grand les bras pour accueillir la mort et son corps retombait ensuite en arrière comme une chiffe molle après avoir été soulevé par l’impact. Le brigadier s’était affalé aux pieds de Louis Grangier qui l’avait enjambé pour se jeter dans un trou et tenter d’échapper aux tirs quand un autre compagnon, maréchal des logis, lui était tombé dessus. A sa raideur soudaine, Louis Grangier avait compris que le malheureux venait d’être tué. Peut-être le protégerait-il d’un mauvais sort le temps que durerait l’attaque.

Lorsqu’il bénéficiait de quelques jours de repos, à l’arrière, jamais très longtemps, Louis Grangier écrivait au père. D’une écriture épaisse, au crayon àmine, il racontait qu’ici, ce n’était pas la même vie qu’au hameau mais que c’était la vie quand même et que tout allait bien. Il ne parlait pas de ses égratignures. Il disait qu’il était en bonne santé. Et qu’il ne fallait pas s’inquiéter quand au printemps il serait, oui, de retour, il serait de retour au hameau pour les semailles de trèfle et de luzerne. Disant ceci, se le répétant, le hurlant mentalement, pour lui seul, car s’il avait crié à tue-tête on l’aurait pris pour un fou, il entendait le rire du père lissant sa moustache et frappant du sabot sur le sol. Il l’entendait rire mais le père était loin, et les champs, le hameau, tout cela soudain paraissait irréel au point que Louis Grangier se demandait s’il n’avait pas rêvé cette vie d’avant, si elle avait réellement existé.

Lorsque ses supérieurs ont ordonné à Louis Grangier et quelques autres de prendre position au lieu-dit Fond de Vase, tous se sont regardés, aucun n’a parlé. Fond de Vase avait la réputation d’un enfer. On s’y engluait. Les gaz y stagnaient dans une sorte de nuage bleuté irrespirable. On y mourait, avalé par la boue et asphyxié. Seul Louis Grangier en est revenu. Mais il n’a plus été le même. Il prononçait des phrases incompréhensibles. Ses yeux se révulsaient, il tombait au sol, le corps secoué de convulsions, la bave à la commissure des lèvres. On disait qu’il était devenu hystérique. Ce n’était pas une raison suffisante pour le renvoyer dans ses foyers. Chaque fois qu’une crise le saisissait, on lui ôtait son arme et on lui administrait une piqûre. Louis Grangier se calmait et ses supérieurs espéraient qu’il serait bientôt tué parce que ces crises, pensaient-ils, sapaient le moral des soldats.

Un jour, Louis Grangier a disparu et personne ne sait ce qu’il est devenu. Son corps n’a pas été retrouvé. Ni la plaque métallique d’identité qu’il portait autour du cou, ni son livret militaire. La batterie venait de subir une attaque et elle avait été anéantie. Les artilleurs qui avaient réchappé aux premiers tirs s’étaient égaillés dans la nature. Plus personne ne donnait d’ordre. C’était la panique. Les survivants couraient dans tous les sens à la recherche d’un abri. Chacun essayait de sauver sa peau.

Lorsque, le lendemain, les quelques rescapés ont été regroupés, Louis Grangier n’a pas répondu à l’appel. Dans les rangs clairsemés d’un régiment en haillons, quelques-uns demandaient : z’avez pas vu Grangier ? Connaissez pas Grangier ? Savez pas où il est ?

Quelques semaines plus tard, deux gendarmes sont montés au hameau. En les voyant passer devant eux, les vieux ont battu le sol à coups de canne. Rageusement. Les militaires bottés se sont dirigés vers la maison du père et derrière les rideaux entrebâillés de leurs fenêtres, les vieilles ont pensé mon dieu, si ce n’est pas un malheur cette guerre. Quand les gendarmes sont sortis, le père a refermé la porte et l’on a entendu un long cri déchirant dans le soir qui tombait.

Texte et photo : Serge Bonnery

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Vieilles histoires d’un pays haut : Vie de Louis Grangier 1/2

08 dimanche Juin 2014

Posted by lecuratordecontes in Serge Bonnery

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Vieilles histoires d’un pays haut

louis grangier 1

Nom : Grangier
Prénom : Louis
Né le : 15 juin 1892 à (effacé)
Profession : cult. (pour cultivateur)
Domicilié à: (illisible)
Canton : dudit.
Département : Aud (le e manque)

La fiche cartonnée de couleur verte intitulée fascicule de mobilisation (modèle Z) comporte dans sa partie supérieure un cadre noir dans lequel est imprimée une recommandation importante. Que le présent fascicule ainsi que le Livret individuel qui le contient ne peuvent être communiqués :

En FRANCE, qu’aux autorités militaires, judiciaires, civiles ou aux personnes habilitées par l’autorité militaire ;

A l’ETRANGER, qu’aux autorités diplomatiques françaises.

Malgré l’heure matinale, tombe déjà une chaleur accablante. Au hameau, les vieux qui regardent passer le temps, assis sur leur banc de pierre, l’avaient dit. L’été sera torride et on manquera d’eau. Descendant vers l’église par le chemin de la chênaie qu’empruntent femmes et enfants pour aller à la messe, Louis Grangier s’est attardé le long du torrent asséché. Il ne va pas à l’office. Il n’aime pas le curé. Il apprend par cœur les discours de Jaurès que lui envoie la section. Il accompagne sa mère, ses sœurs et les autres familles jusqu’au village. Comme la plupart des garçons de son âge et la majorité des hommes, il reste sur le parvis et comme d’habitude, depuis des semaines, ils parlent de la guerre qui gronde.

Louis Grangier est de la classe 1912. Il porte le numéro matricule 214. Son bureau de recrutement est : illisible.

Mais ce matin, une agitation particulière règne dans le village. Ce que Louis Grangier descendant du hameau ne sait pas encore, dans la touffeur de ce dimanche 2 août 1914, c’est que, la veille, le gouvernement français a décrété la mobilisation. Aussi, lorsqu’il arrive sur la place, il découvre comme les autres l’affiche que le garde champêtre est en train de coller sur la façade de la mairie. Ordre de mobilisation générale, peut-on lire en caractères gras. Louis Grangier sent un frisson lui parcourir le dos. Les hommes s’attroupent. Les femmes accélèrent le pas vers l’église en agitant leurs mouchoirs. Elles ne donnent plus la main aux enfants. Il règne là une pagaille triste.

Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées.

Les hommes protestent. Il n’y aura donc plus un seul cheval au pays pour les travaux dans les champs et les vignes ? Qui s’en inquiète àprésent…

Tout Français soumis aux obligations militaires doit, sous peine d’être puni avec toute la rigueur des lois, obéir aux prescriptions du fascicule de mobilisation (pages coloriées placées dans son livret).

Louis Grangier se souvient avoir rangé ce papier de couleur verte dans le premier tiroir de sa commode, sous un paquet de linge propre. Il a mis ses mains aux poches. Il a baissé la tête. Il est remonté au hameau préparer ses bagages.

Louis Grangier est affecté au 248e régiment d’artillerie de campagne, 3e groupe, 28e batterie avec le grade de deuxième classe sous un nouveau numéro matricule : 404.

Lorsqu’il part au front en mai 1915, après avoir suivi un bref apprentissage, son régiment est engagé dans l’Artois. On se bat sans relâche autour du fort Hohenzollern, cote 70, près de Loos. Le 9 mai, « une forte attaque est prononcée sur Loos », indique le journal du 248e. « Mais l’attaque échoue et le glacis qui est devant Loos, couvert de morts, reste imprenable. Pendant toutes les attaques de l’Artois, les tirs continuent avec intensité… »

Louis Grangier n’a pas eu le temps de souffler. Tout juste descendu du wagon à bestiaux dans lequel il avait voyagé depuis Avignon, il est jeté dans le grand bain. Ou plutôt dans la boue. Ici, il y a de la boue partout. Il pleut. Le ciel est bas. Et les soldats pataugent dans une terre collante qui leur arrache les brodequins des pieds. Ils doivent plonger le bras dans la glaise gluante pour les retirer sans quoi ils éprouveraient les pire difficultés pour marcher. Or le premier devoir du soldat au front est de marcher. On lui fait exécuter des marches de jour, de nuit, par tous les temps, des marches interminables, des va-et-vient incessants et comme tous les paysages se ressemblent, comme les paysages d’ici ne ressemblent pas du tout aux lignes tantôt cotonneuses tantôt acérées de son pays, Louis Grangier se sent perdu.

Il éprouve un sentiment étrange : celui de ne plus habiter sur la terre. Car face à lui, ce n’est plus la terre telle qu’il l’a connue qui se déploie sous ses yeux. Ce ne sont plus les champs ondulants sous le vent, les vignes tendues vers le soleil, les oliviers tressés comme des chevelures d’anges, les toits couverts de tuiles rouges alanguies. C’est un territoire qui ne ressemble à rien. Constitué de trous et de bosses. De troncs d’arbres déchiquetés. D’une matière grise qui vous enveloppe. Parfois, une veine de craie blanchit vos guêtres et vous laisse dans la bouche un goût amer comme lorsqu’enfant vous suciez vos doigts, à l’école, après avoir été interrogé par le maître au tableau.

Louis Grangier a peu fréquenté l’école. A quatorze ans, il a suivi le père dans les champs. Au hameau, les vieux qui n’avaient plus la force de travailler lui avaient indiqué le chemin.

Louis Grangier est peu instruit mais il sait lire et écrire. C’est inscrit à l’encre noire dans les pages de son livret militaire. Sait lire et écrire. Nager aussi. C’est écrit. Sait nager. Il a appris dans les méandres de la rivière au fond de la vallée. Seul. Enfin, plutôt avec les grands qui l’ont poussé en riant et sont ensuite partis en courant. Comme il ne savait pas, il a bien dû apprendre, vite, pour ne pas mourir noyé. Il se souvient avoir remué bras et jambes dans n’importe quelle direction, il se souvient du poids de ses vieilles godasses rafistolées qui le gênait dans ses mouvements. Il montait. Il descendait. Il remontait. Chaque fois qu’il sortait la tête de l’eau en frappant la surface à coups de poings rageurs, il aspirait une bouffée d’air. Il redescendait. Il remontait. Et puis, soudain, ça a marché. Il a tenu à peu près droit, la tête enfin hors de l’eau. Il s’est mis à nager comme nagent les chiens, en mimant avec ses avant-bras un mouvement de roue. Et il a avancé vers la rive. Il a nagé comme un chien vers la rive en crachant la vase qu’il avait ingérée. Maintenant, c’est écrit sur son livret : sait nager.

(à suivre demain 9 juin)

Texte : Serge Bonnery

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Vieilles Histoires d’un Pays Haut : Vie de Marie Metche 2/2

19 lundi Mai 2014

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Vieilles histoires d’un pays haut

mariemetche3le chemin de la chênaie

Dès que Joseph eût passé l’âge des balbutiements, Marie voulut partager avec lui son secret. L’enfant des Baude, se disait-elle, n’irait jamais à l’école. Comme les autres rares garçons du hameau, son père le vouerait aux travaux des champs. Marie savait que rien ne dévierait Joseph d’une route toute tracée. Son destin était écrit d’avance. La lecture, pensait-elle, était un moyen d’échapper à cette prison. Plus modestement, de s’en donner l’illusion. Mais l’illusion avait son importance, quand l’hiver recouvrait de sa pelisse de silence la vie des montagnes enneigées.

Joseph apprenait si vite qu’il sut bientôt lire couramment dans les pages de l’almanach. Il ne comprenait pas tout ce qu’il lisait. Il interrogeait Marie qui ne savait répondre. Tu sais lire, c’est déjà bien, protestait-elle quand l’enfant devenait trop insistant. Que veux-tu de plus ? Alors Joseph se renfrognait. Il baissait la tête. Ses yeux se posaient à nouveau sur les mots qu’il débitait en les faisant craquer sous sa langue comme du bois sec. Joseph ne savait pas toujours ce qu’il lisait mais il lisait, comme il lui semblait que le curé lisait le dimanche à la messe.

Depuis qu’elle avait ouvert à Joseph les portes de son monde, Marie paraissait heureuse. Le souvenir de la mère, si douce, ne la réveillait plus la nuit. Elle dormait, apaisée, en pensant aux progrès fulgurants que Joseph accomplissait sous sa dictée. Mais quand les vieux voyaient Marie et Joseph partir en chantant vers les champs, ils imploraient la clémence du ciel au cas où quelque chose viendrait brusquement bouleverser l’ordre simple des jours qui passent.

Marie aimait Joseph comme un fils. Elle avait tort, la morigénait le père. Ce n’était pas son enfant. Et les Baude étaient bien gentils de la laisser s’en occuper si souvent. Quelques vieilles aux doigts crochus la traitaient de voleuse d’enfant. Marie pleurait. Caroline la consolait. Elle ne devait pas prêter attention à ces méchancetés. Joseph était bien un Baude. Mais cela ne devait pas empêcher Marie de l’aimer.

Quand Monsieur le curé persuada Pierre et Caroline Baude d’envoyer Joseph en pension pour apprendre à écrire alors que l’enfant lisait déjà couramment dans les pages du vieil almanach, Marie ne dit rien. Elle s’enferma dans sa chambre. Laissa hurler le père qui, ce soir-là, était si saoul qu’il n’avait pas eu la force de la frapper. Comment Monsieur le curé avait-il décelé le talent de l’enfant ? Au catéchisme, avait-il raconté aux parents, Joseph lisait le latin du missel. Sans comprendre. Mais il lisait. Monsieur le curé avait parlé de prodige. Sur leur banc, à l’orée du hameau, les vieux avaient trituré leurs bâtons dans la boue du chemin en pestant contre le ciel qui allait leur enlever des bras pour les champs.

Personne ne sut pourquoi Marie était absente le jour où Joseph est parti pour la ville. Depuis l’annonce de son départ, Marie n’avait plus quitté la maison et dans la maison, elle demeurait la plupart du temps cloîtrée dans sa chambre. Le père cognait à sa porte. Il réclamait sa soupe. Marie avait si mal qu’elle se moquait des coups. Les feuilles tombaient des arbres. Sur le chemin de la chênaie, on apercevait la route à travers les branches. Marie avait suivi des yeux la silhouette de Joseph arpentant la montagne. Ce fut comme si une épée de glace transperçait son corps. Puis elle se laissa lentement glisser dans la nuit.

Un jour, alors qu’elle n’espérait plus rien des jours, Joseph fut annoncé. Il serait de passage au hameau, seulement de passage, le temps de revoir ses parents avant de regagner l’école militaire où il était attendu désormais. Marie redoutait de croiser son regard. Elle était heureuse et fière de la réussite de Joseph. Même si elle y avait contribué en lui apprenant à lire, elle refusait de penser qu’elle y était pour quelque chose. Marie survivait dans l’effacement de sa personne. C’était sa manière de parer les coups. Une sainte, murmuraient les vieux édentés en la regardant descendre jusqu’au lavoir, le dos ployant sous le poids du linge. Une sorcière, accusaient les vieilles décrépites. Non, protestait Marie qui lisait la haine dans les yeux des gens, elle n’avait pas volé Joseph. Joseph n’était la propriété de personne. Comme les oiseaux, Joseph appartenait au ciel.

Lorsque Joseph poussa la porte de la maison de Marie, le père frappa rageusement du poing sur la table et sortit en crachant. Marie descendit une à une les marches de l’escalier de bois qui craquaient sous ses pas. Joseph était un grand jeune homme maintenant. Il prit la main de Marie et ils traversèrent le hameau sous le regard attendri des vieux qui les accompagnèrent d’un signe de la main. Ils descendirent à travers champs vers le chemin de la chênaie. Le frimas fouettait les joues de Marie. Joseph la prit dans ses bras et la fit tournoyer dans le ciel comme elle faisait autrefois quand il était enfant. Marie s’abandonna. Elle détacha ses cheveux que les doigts du vent caressaient. Elle serra si fort Joseph en riant qu’elle sentit ses ongles s’enfoncer dans sa chair. Leurs corps roulèrent. Il y eut un silence. Et le temps s’arrêta.

Puis Joseph reprit le chemin de la ville. Marie fut traversée d’un mauvais pressentiment. Les vieux avaient parlé de malheur autrefois. Sans savoir pourquoi, Marie redoutait leur présage. Elle ne parvenait pas à chasser ses idées noires. La lecture de l’almanach ne lui était d’aucun secours. Il dormait sous les draps qui ne sentaient plus la lavande.

Quelque temps plus tard, Joseph revint au hameau. Sur un brancard. Mourant. Sa blessure ne guérirait pas. Lorsque Marie apprit la nouvelle, elle perdit pied. La douleur qu’elle ressentit était plus forte que toutes les colères du père. Et lorsqu’on porta Joseph en terre, Marie demeura prostrée. Elle se recroquevilla jusqu’à perdre toute notion de temps. Les coups du père ivrogne pleuvaient sur elle. Chaque jour plus de coups. Elle ne s’occupait plus de la soupe, ni du linge, ni de la maison envahie d’une odeur fétide. Les vieilles disaient que c’était l’odeur de la mort. Et les vieux accablés se taisaient. Pierre et Caroline Baude étaient si abattus par la disparition de leur fils qu’ils ne pensaient plus à Marie. Seule, face au père, Marie attendait.

Un soir, elle quitta la maison par une fenêtre. Lorsque le père s’aperçut de sa fuite, il se mit à courir après elle en hurlant comme hurlent les loups dans la nuit. Marie était si chétive qu’elle fut emportée par la tempête. La neige tombait plus dense, plus épaisse.

C’est en montant du village qu’un fermier découvrit le corps de Marie. Un filet de sang aux commissures des lèvres. Il y eut une enquête. Interrogées par les gendarmes, les vieilles aux doigts crochus ont répondu qu’elles n’avaient rien entendu. Sur leur banc de pierre, les vieux ont baissé la tête et se sont tus. On conclut à un suicide. Il n’y eut pas de cérémonie. Le curé avait refusé la bénédiction. On glissa le corps de Marie dans un cercueil et on le mit en terre. Les Baude avaient pris la tête d’un maigre cortège.

Marie fut enterrée dans le petit cimetière de la chapelle, non loin de la tombe où reposait Joseph. A la tombée du jour, un à un les volets des maisons du hameau se fermèrent. On retrouva bien plus tard entre les draps l’almanach dont les pages n’étaient plus que poussière. Et les anciens racontent que certains soirs, en prêtant l’oreille, on entend encore à travers la montagne le rire de Marie tournoyer dans le vent.

mariemetche4la pierre tombale de Marie Metche, qui a servi d’inspiration pour cette fiction

Texte et photos : Serge Bonnery

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Vieilles Histoires d’un Pays Haut : Vie de Marie Metche 1/2

18 dimanche Mai 2014

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Vieilles histoires d’un pays haut

mariemetche1le hameau

Contrairement à ses sœurs mariées jeunes et parties aussitôt vers la ville, Marie Metche a toujours vécu au hameau. Elle s’occupait du père. Depuis qu’il était veuf, il avait perdu le goût du champ et de la chasse. Elle tenait la maison du mieux qu’elle pouvait. Les cordons de leur maigre bourse s’usaient un peu plus chaque jour.

Marie vaquait d’un soleil à l’autre. Elle se levait la première, préparait le petit déjeuner du père, beurrait sa tartine, réchauffait un café de la veille qu’elle coupait avec de l’eau et oubliait volontairement le verre de vin qu’il réclamerait bientôt en frappant rageusement du poing sur la table. Marie résistait. Elle prenait jusqu’au risque d’être battue. Marie avait du courage.

Après leur mariage, les sœurs n’avaient jamais remis les pieds au hameau. Elles se moquaient bien de ce que pouvaient devenir Marie et le père. Ils se suffisaient à eux-mêmes. Péniblement. Mais qu’y faire ? C’était très bien ainsi. Elles ne voulaient pas en savoir plus. Quand la mère est morte, elles sont arrivées de la ville en voiture et furent les dernières à pénétrer dans la chapelle. Elles n’étaient pas passées ensuite par la maison. Elles n’avaient pas le temps. Elles avaient filé. Elles devaient encore donner des ordres pour le dîner du soir.

Dehors, quand ils voyaient le père tituber en se rendant au champ, les vieux édentés qui n’avaient plus la force de travailler maudissaient le ciel. Un jour, Marie dut courir sous la pluie et patauger dans la boue pour porter secours au père qui, ne tenant plus sur ses jambes, s’était affalé dans le ruisseau où il avait failli se noyer. Les vieux avaient crié au moment de sa chute. Et ils avaient juré plus fort devant un si triste spectacle.

Au fil du temps, Marie avait perdu le goût des choses. Si, munie de son peigne et de son panier en osier, elle partait encore dans la montagne en quête de myrtilles, c’était pour en tirer quelques sous quand, au village, les familles bourgeoises acceptaient de payer pour des tartes.

Depuis qu’il était veuf, le père avait perdu l’appétit. Sa main tremblante – celle que craignait tant Marie – ne s’éloignait jamais de la bouteille. Il parlait si peu que Marie avait perdu jusqu’au souvenir de sa voix. Quand il s’adressait à elle, il maugréait, accompagnait ses râles de signes que Marie devait décrypter sans faute sous peine de se voir infliger une punition. Lorsqu’elle hurlait sous les coups qu’il lui portait, dehors, les vieux s’en prenaient au ciel en serrant les poings.

La seule joie de Marie était Joseph. Quand l’enfant est né, elle s’est précipitée chez les Baude. Caroline était sa seule amie. Marie voulait l’assister dans ses couches. Ces choses-là sont affaires de femmes. Et comme Pierre Baude n’avait trouvé personne au village qui daigne monter jusqu’au hameau pour veiller à l’accouchement, c’est Marie, seule, qui se chargea d’extirper le bébé, jeter le placenta et couper son cordon.

A compter de ce beau jour, Joseph fut comme un dieu aux yeux de Marie. Affaiblie, Caroline dût demeurer plusieurs mois alitée après les efforts qu’elle avait déployés pour donner la vie. Et c’est encore Marie qui, pendant tout ce temps, en plus de la maison et du père, s’occupa du nourrisson pour soulager son amie. Il avait des yeux d’ange, se disait-elle, la nuit, quand son regard ne pouvait dans le noir se détacher des souvenirs du jour passé.

Depuis la naissance de l’enfant, Marie avait retrouvé le sourire. Les jours de grand soleil, elle le prenait au berceau et l’emmenait sur le chemin de la chênaie. Quand elle passait devant eux, les vieux édentés pensaient qu’un malheur finirait par arriver. Mais Marie ne pensait pas au malheur. Elle fredonnait des comptines. Les yeux de Joseph s’écarquillaient. Sur leur passage, les branches des arbres s’inclinaient à toucher le sol. Marie prenait l’enfant par les bras et le faisait tournoyer dans le ciel en chantant. Leurs rires se mêlaient au vent.

Marie avait un secret. Elle conservait, caché entre les draps, dans l’armoire qui sentait la lavande, un vieil almanach acheté à un colporteur. Le soir, quand Marie montait dans sa chambre, elle allumait une bougie, tirait le livre de sa cachette et se glissait entre les pages comme dans un monde magique n’appartenant qu’à elle et où elle ressentait une étrange sensation de vivre. Bientôt, elle fut attirée par les mots, ce qu’elle estimait être des mots (quoi d’autre ?), ces choses posées les unes à côté des autres entre deux points et qui lui demeuraient incompréhensibles. Alors, Marie fut comme possédée par une idée fixe : elle apprendrait à lire. Nuit après nuit, sans l’aide de personne, elle décrypterait ces combinaisons de signes, s’aiderait des images dont elle soupçonnait qu’elles entretenaient quelque lien avec le texte voisin. Ainsi lettre après lettre, Marie a su former des mots et mot après mot des phrases et phrase après phrase des paragraphes entiers.

Un soir pas tout-à-fait comme les autres, Marie monta dans sa chambre. Selon le rituel, elle alluma la bougie, tira l’almanach de sous les draps et se mit à lire dans l’odeur de lavande. Une page puis deux puis, elle les tournait machinalement, ne butant plus sur aucune difficulté. Marie comprit alors qu’elle savait. Elle ne put manifester sa joie. Ni le père, ni la mère ne connaissaient son secret. Elle sentit une chaleur l’envahir. Tout son corps brûlait. Il lui sembla que la terre s’était mise à tourner plus vite autour d’elle. Marie se vit emportée dans le tourbillon des étoiles. Elle n’en croyait pas ses yeux. Elle dut ouvrir la fenêtre pour toucher le vent. Ce n’était pas possible. Quelque chose venait de se produire qu’elle n’osait nommer et qui la dépassait. Marie savait lire.

mariemetche2le bassin lavoir

(à suivre demain 19 mai 2014)

Texte et photos : Serge Bonnery

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Vieilles Histoires d’un Pays Haut : Vie de Joseph Baude 3 & 4 de 4

06 mardi Mai 2014

Posted by lecuratordecontes in Serge Bonnery

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Vieilles histoires d’un pays haut

josephbaude3

– III –

A quinze ans, Joseph quitta la pension. Il était devenu grand et fort. Ses muscles s’étaient développés. Sans lui demander son avis, on l’avait orienté vers une école militaire.

Le père et la mère avaient été convoqués. Ils étaient venus entendre la décision du directeur tomber comme un caillou parmi des feuilles mortes. Pour cela, ils étaient descendus à pied au village puis étaient montés pour quelques sous dans la voiture de poste qui effectuait le trajet vers la ville. On leur avait annoncé votre fils Joseph sera soldat. Le père n’avaient rien dit. Et la mère était restée muette.

Dans un panier tapissé de fougères, ils avaient apporté quelques œufs pour Joseph qui avait été autorisé à venir les embrasser. Joseph avait frotté sa joue contre la joue rugueuse du père et l’odeur âcre des foins coupés avait remué des souvenirs dans sa jeune mémoire. La mère avait pleuré et la main de Joseph avait essuyé les larmes sur ses joues creusées par les rides.

Ils n’étaient pas demeurés longtemps tous les trois dans la grande salle où on leur avait permis de se retrouver. Au mur, trônait le portrait en pied d’un homme vêtu de rouge et arborant une large croix dorée sur la poitrine. Il les toisait du regard et en voyant ce personnage qui, se dit-il, devait être important, le père avait baissé les yeux, triturant son béret noir entre ses doigts perclus de rhumatismes.

Joseph était apparu, beau comme un dieu vivant, dans son costume de pensionnaire qu’il troquerait bientôt contre un costume de militaire. Il avait confié au père son intention de revenir au hameau dès qu’une permission lui serait accordée. Qu’il aimerait, même pour une courte durée (quelques jours suffiraient) revoir les filles qui le balançaient, enfant, dans les nuages, entendre les vieux édentés raconter des histoires de chasse, sentir l’odeur des foins retournés et savourer le beurre frais sur la tartine.

Tout en parlant, Joseph jonglait avec un livre entre ses mains. La mère pensa qu’il tenait un missel. Le père ne pensa rien. En écoutant Joseph parler de son désir de revenir au hameau, il ne pensa à rien du tout.

Le père et la mère repartirent bientôt comme ils étaient venus après avoir embrassé Joseph une dernière fois. Ils montèrent à nouveau pour quelques sous dans la voiture de poste qui les ramena au village. Du village, ils empruntèrent à pied le chemin caillouteux en direction du hameau. Une eau généreuse et claire coulait en abondance dans le torrent qu’il leur fallut enjamber. En montant, le père fatigué glissa sur une pierre et insulta le ciel.

– IV –

L’accident est survenu aussi bêtement que surviennent les accidents. C’est en effectuant une manœuvre délicate, à l’instruction, que le fût, en un vif mouvement de recul, heurta la tête de Joseph agenouillé, un obus dans les mains, prêt à recharger le canon. Sous le choc, il sentit son corps se détacher de lui et tomber dans la poussière. On avait crié mais il n’avait perçu que des cris lointains, comme étouffés. Et puis plus rien.

Joseph n’a jamais su combien de temps il est demeuré inconscient, allongé sur un lit d’hôpital, dans une salle où persistait une forte odeur de camphre. Mais un jour, alors qu’il avait vaguement repris conscience, il s’aperçut qu’il avait perdu l’usage de ses yeux. Il était seul lorsqu’il s’éveilla et il eut beau tirer sur ses paupières pour les écarter avec ses doigts, il ne parvint pas à soulever le rideau noir qui l’enveloppait. Il voulut crier mais il fut envahi par une étrange sensation. Il ne s’entendit pas crier et, pire, ne fut pas capable de déterminer s’il avait perdu la voix ou s’il était devenu sourd au point de ne même plus s’entendre.

Dans les jours qui suivirent son réveil, Joseph sentit qu’on le déplaçait. Il fut ballotté d’un côté de l’autre. On ne le ménagea guère dans ce transport qui dura longtemps. Cette durée inhabituelle intrigua Joseph qui se demanda ce qui se passait sans rien voir ni entendre de ce qui se passait.

Il comprit bientôt qu’on avait porté son corps, sur un brancard, jusque dans une voiture et qu’on le transportait maintenant. Vers où, il l’ignorait. Joseph fut traversé d’une angoisse comme jamais il n’avait été transpercé par une angoisse. Il voulut crier mais ne perçut aucun cri. Il sentit un linge froid se poser sur son front et une main se saisir de la sienne. C’était une main à la peau fine et il devina qu’il pouvait s’agir de la main d’une femme ou bien de celle d’un enfant. Il ne savait pas. Mais il se plut à imaginer qu’une main de femme s’était lovée dans la sienne et ce sentiment diffus l’apaisa.

Au hameau, l’abattement se lisait sur tous les visages. L’abattement, mais aussi la colère et la résignation. Par ce temps froid, les ruelles étaient désertes. Seuls quelques hommes sortaient, chaussés de sabots, patauger dans la boue. Les jeunes filles d’autrefois, devenues femmes maintenant, restaient blotties près du feu. Ayant perdu tout espoir de se marier avec Joseph, elles brodaient sans fin.

On avait annoncé son arrivée pour le milieu de la matinée. Tous les gens du hameau, vieux et moins jeunes, étaient descendus vers le village en cortège par le chemin de la chênaie. Le père avait revêtu son bourgeron de velours noir élimé et la mère avait jeté un châle sur ses épaules pour se protéger des frimas.

Lorsqu’on sortit Joseph de la voiture, quatre hommes parmi les plus valides du hameau se saisirent du brancard et le défilé reprit en sens inverse. Personne ne s’était lamenté à la vue de Joseph étendu, la tête enserrée dans un turban et les yeux révulsés.

A l’odeur des foins retournés qui caressa ses narines, Joseph sourit. Il leva une main et tenta de distinguer un visage. La mère s’était approchée. Au toucher, il l’avait reconnue à ses rides et à ses larmes qui s’écoulaient.

Dans la montée, Joseph fut ballotté. Le brancard tanguait sur les épaules des hommes qui le portaient et ce mouvement rappela à Joseph le temps où les filles le balançaient dans les nuages. Sur son passage, toute la nature se tut. Les sapins courbèrent leurs branches, les escargots rentrèrent dans leur coquille et les grillons cessèrent leur chant. On aurait dit une procession que le vent balayait parmi les blés sur un plateau désert.

Dès son arrivée, Joseph a senti le hameau. Il a revu mentalement les façades décrépites, les volets de bois pourrissant dont des pans entiers tombaient en lambeaux. Plantéau milieu du chemin, le Bossu, le seul trop vieux à ne pas être descendu jusqu’au village, lui avait tendu une de ses cannes en bois d’olivier que l’usure avait poli, comme le temps lisse les pierres glissantes sur le chemin montant. Joseph en aima la douceur et adressa un signe au Bossu en guise de remerciement.

Joseph Baude est mort le 6 février 1893 à l’âge de dix-sept ans. Il a été enterré le lendemain dans le cimetière qui jouxte la petite chapelle, à l’orée du bois de chêne d’où sortent aux premières lunes d’automne des cèpes mémorables. Monsieur le curé a été toléré à la cérémonie. On lui a permis de donner sa bénédiction au défunt mais il n’a pas dit grand chose d’autre que sa prière. Les gens du hameau lui ont battu froid et ne lui ont pas adressé la parole.

Derrière le cercueil, le père est resté de marbre et la mère muette. Dans leur sillage, les femmes se lamentaient. Pour la première fois, certaines en vinrent à maudire le ciel.

JosephBaude6La pierre tombale qui a servi d’inspiration pour cette fiction

josephbaude4

 

Texte et images : Serge Bonnery
(les images peuvent être agrandies par cliquer dessus)

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