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Les avions traçaient dans le ciel de longues lignes droites. Ils volaient si haut qu’ils ne produisaient aucun bruit. On eût dit des crayons qui, tenus par une main invisible, inscrivaient sur un fond bleu limpide, proche de la transparence, des trajectoires inconnues. Auguste Roux, quand il n’avait rien de mieux à faire, allongé dans l’herbe fraîche, se plaisait à inventer à ces drôles d’oiseaux irradiés de soleil des destinations imaginaires. Où il rêverait lui-même de partir un jour si l’occasion de partir lui était donnée.
Mais… partir. Quel drôle de mot. Quitter un monde pour un autre. Oui mais lequel ? Et pour y faire quoi de plus qu’ici ? Ou de moins ? Partir, quelle idée bizarre. Il était dans l’incapacité de répondre à des questions qu’il ne se posait pas. Partir ne lui était jamais venu à l’esprit. Partir ne pouvait même pas l’effleurer. Ce mot n’existait pas dans son vocabulaire. Son lexique était voué aux expressions qui résumaient sa vie : travailler dur, manger, boire, dormir, rêver un peu en auscultant le ciel, en comptant les étoiles la nuit, en regardant les images de l’almanach, c’était là l’essentiel. Mais partir…
Si, il les avait entendues prononcer une fois, ces deux syllabes, par-tir, mais c’était à propos d’un départ dont on ne revient plus. Le vrai, le grand, le décisif. Il est parti… lui avait-on annoncé en parlant de son père et derrière les sanglots retenus, se dessinait une éternité de souvenirs enfoncés dans la nuit.
Le curé qu’on était allé prévenir en hâte était arrivé en galopant. Il avait gravi, haletant, les marches d’escalier conduisant à la chambre où le mourant respirait encore plus mal que lui. L’extrême onction ne prendrait que quelques minutes. On susurrerait quelques prières, à mots couverts, pour accompagner dignement la cérémonie ultime, le rituel censé vous ouvrir les portes du paradis et de la vie éternelle, comme promis, à la droite du Crucifié. Puis défileraient les proches, les voisins venus rendre un dernier hommage à celui qui, parti, ne laissait plus derrière lui que quelques traces dans des mémoires fatiguées pour peu de temps encore, car tout s’effacera un jour de la vie.
Auguste le savait, tant la règle qui s’imposait à tous était inscrite dans ses gênes : d’ici, on ne partait pas. Ici l’on naissait. Ici l’on vivait. Et ici l’on mourait. C’était ainsi depuis des temps immémoriaux. A ses yeux, il ne pouvait en être autrement.
Ici était un hameau isolé dans la montagne. Le bourg le plus proche, celui où l’on pouvait s’approvisionner à l’épicerie, boire un verre au bistrot, voir un film le dimanche (mais le cinéma, ça ne disait rien à Auguste), était distant de quelques kilomètres. Les familles y descendaient le dimanche, par le chemin de la chênaie, pour entendre la messe. Et en hiver, les rares automobilistes devaient attendre le passage du chasse-neige pour se laisser glisser dans son sillage jusqu’à ce point rougeâtre dans la plaine que, vu de là-haut, on appelait la ville.
Auguste se rendait une fois par semaine à la ville. Il rejoignait d’abord le village, à pied, par le chemin de la chênaie, puis il empruntait l’autobus. Il emportait des billets de banque froissés dans la poche intérieure de son bourgeron. Une fois arrivé, il attendait le crépuscule pour, rasant les murs, honteux, se rendre chez Germaine, une prostituée en presque retraite qui rendait aux jeunes paysans du secteur, mal dégrossis dans les choses de l’amour, d’inestimables services. On faisait la queue dans son salon vieillot dont la tapisserie d’un rose délavé était rongée par le salpêtre. On attendait son tour, pressé d’en finir et de rentrer à la maison manger la soupe. La nuit s’annonçait toujours belle et douce, le ronflement sûr, après une visite chez Germaine où, en quelques minutes, on avait oublié les soucis de la ferme et laissé, sur le dessus de la commode, deux billets de cinquante francs.
Auguste Roux était un habitué de chez Germaine. Un client assidu. Fidèle. Son jour était invariablement le jeudi. Pour l’hygiène, il était bon de pratiquer régulièrement, aussi régulièrement que possible. Ca évitait, le reste du temps, d’être pourchassé par l’image des actrices aux lourdes poitrines et aux jambes sans fin (comme les lignes que tracent les avions dans le ciel) dont les photographies rendaient plus attractive la lecture des magazines.
Auguste n’aimait pas le travail de la terre. Mais il n’avait pas eu le choix. C’était ainsi dans sa famille depuis des générations. Les hommes, les femmes, tout le monde y avait droit. Les femmes, en plus des foins au milieu desquels il leur arrivait de fabriquer leur progéniture à la hâte, tenaient la maison. Il ne pouvait même pas venir à l’idée d’Auguste, encore enfant, de bien étudier à l’école pour s’ouvrir les portes d’une autre vie. La terre, c’était ce qui l’attendait, ce à quoi il était voué, comme tous les hommes de sa famille. Depuis des générations. Des destins tout tracés. Comme, finalement, celui des avions, se disait-il, quand, appuyé sur sa faux pour souffler un peu, au milieu de l’effort, il les contemplait, traçant en silence leurs sillons dans le ciel.
Auguste Roux, on l’avait appelé Auguste comme un homme sur deux à la maison. C’était ainsi depuis des générations. Son grand-père, son arrière arrière grand-père et ainsi de suite, s’appelaient Auguste. Les autres, on les avait tous prénommés Marius. Quand Marius, son père donc, qui avait gardé la haute main sur les affaires de la ferme, commandait un travail à Auguste, Auguste l’exécutait, sans mot dire (il n’avait pas les mots pour dire non) mais il n’en pensait pas moins. On lui prêtait un caractère taciturne qui traduisait, mais personne n’était en mesure de l’interpréter ainsi, la grande lassitude que jetait sur ses épaules – comme un fardeau, une botte de foin soudain trop lourde à porter – une vie qu’il n’avait pas choisie. Replié sur lui-même, Auguste était indifférent à ses semblables. « Il ne parle pas beaucoup l’Auguste, c’est un taiseux », disait-on de lui dans ce pays où, naturellement, personne ne parlait beaucoup.
(à suivre demain lundi 30 juin 2014)
Texte et photos : Serge Bonnery
tant et tant d’Augustes depuis des siècles, et tant et tant de silences entassés
un taiseux…j’aime ce mot qui pousse parfois à écrire… 🙂
auguste, le silence du semeur…. j’aime beaucoup