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London 1942 Blog

Je quittai l’Europe et peu après y éclata la Guerre. Impuissant, je m’inquiétais de loin de tout ce que s’y passait. Quelques années se déroulèrent, d’une routine ennuyeuse, avec peu de travail, jusqu’à ce que je fus évacué et, un jour brumeux d’octobre, je fus rejeté sur les rivages de Londres avec quelques centaines de compagnons d’infortune similaires.

On demeura dans la campagne et chaque matin je prenais le train vers la ville. C’était un jour de Mars, je pense. Il pleuvait. Une de ces pluies lentes, pas trop lourdes mais des plus trempantes, tomba d’un ciel gris foncé. Je rentrai au bureau en retard, très mouillé, et au bout d’un corridor, je dus attendre l’ascenseur vers le septième étage. Là, derrière des vitres en papier, je dus reprendre mon travail journalier, rarement interrompu par un messager pour m’apporter de nouveaux documents ou, plus rarement encore (en plein jour), par une alerte aérienne.

Le corridor était dans le noir et, venant de la rue, mes yeux ne s’y étaient pas encore adaptés. Puis résonna derrière mon dos le bien connu “âl-loh’ !

C’était Dembinski, effondré dans un canapé minable, les mains au fond de ses poches, levant vers moi son visage pâle, avec son sourire moqueur. Ses cheveux en pointe et son  regard de matou étaient les mêmes qu’avant. Il se trouvait à Londres pour des discussions et évidemment il avait pu me trouver. Le temps nous manqua à ce moment-là, donc nous prîmes rendez-vous pour le dimanche suivant.

Le paysage de parc le long du cours supérieur de la Tamise, avec ses chênes de plusieurs siècles, est très attractif pendant toute l’année sauf quand les pluies de fin d’hiver ont trempé la terre. Il n’y avait rien à voir sur les arbres et les buissons, pas une seule feuille ou ni un seul bouton et la pluie ne s’arrêta pas.

Dembinski apparut à l’heure exacte, l’imperméable serré étroitement autour de sa taille, un vieux chapeau jusqu’aux sourcils. Il désirait se promener donc nous le fîmes jusqu’à être totalement mouillés, ce qui nous força à rentrer.

Il resta taciturne au sujet de sa visite à Londres, sauf par quelques brèves mentions de fausses accusations et la nécessité de les réfuter, pour donner des explications et rectifier les choses. Il n’avait pas encore réussi à pénétrer les autorités pertinentes (j’avoue que je m’interrogeai s’il savait où les retrouver).

Nous nous promenions le long la rivière, dans la pluie fine, en passant des fermes et des haies, à travers le maquis et les restes d’une forêt de chênes et parfois, ni l’un ni l’autre ne dit un seul mot.  Je ne pus l’aider.  Peut-être c’était plutôt le silence que des mots inutiles qui l’aida à arriver à une solution.  Il y avait quelque problème en particulier qui l’obsédait : les Russes. Il y revint à maintes reprises en phrases brèves, des interjections plutôt, parmi ses autres soucis.

Ses mots évoquèrent une peur, sombre et obscure, d’un futur qui semblait encore très éloignée de la guerre actuelle. Pas étonnant, prenant en compte la politique polonaise des dernières décennies, typifiée par la phobie et la rancune que Varsovie avait conduit contre ses voisins à l’Est. Mais maintenant on était encore alliés dans une lutte mortelle contre un ennemi commun, et on était rempli d’admiration pour la résistance presque surhumaine qui fit saigner à mort l’ennemi dans les steppes de l’Ukraine, pendant un hiver terrible.

Les pensées de Dembinski étaient occupées par d’autres images. Il songea à un  cours des événements qui semblait encore impossible, à un moment où encore personne ne pouvait savoir l’ampleur du destin draconien qui frapperait l’Europe de l’Est après la fin de la guerre.

De quoi rêvassa-t-il ? Probablement de l’expansion illimitée qu’avait laissé tomber la Pologne dans l’abysse, les siècles passés. Était-il raisonnable de céder devant de tels rêves, 8ne fois de plus? Ou, me demandais-je, le destin, est- il plus fort que la raison ?

On était arrivé dans notre petit jardin. Devant une basse clôture en fil de fer on regarda les champs, avec des chênes noueux isolés.

Je ne sais plus pourquoi je pensai à cette dernière soirée au pays des Basques, quand nous étions également plongés dans nos pensées, debout sur une falaise d’ardoise.

Après quelque temps je me tournai vers lui et vit que des larmes coulaient sur ses joues. Il essaya de sourire et, émus comme l’autre fois, on s’embrassa fort.

(à suivre)

F.C. Terborgh, La bague (1954), traduction du néerlandais par Jan Doets