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Fribourg: The Golden Tower circa 1841 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851

Boucle sur la Saanen. Y arriver par la rivière. Commencer par le port, le quai de bois où des barges attendent de se remplir avant de poursuivre vers Amsterdam.

Là-bas, la ville haute. Mais d’abord les bas-fonds, ceux de partout, de par le monde, de tout temps. La Basse.

Il y aurait donc cette colonne vertébrale à remonter, les pans décharnés de la cité et puis ses pans gras, l’os sur lequel on l’aurait taillée. Les craies vertes et sombres, les calcaires qui transpirent encore leurs périodes glaciaires, des époques d’animaux disparus, la molasse des coupe-gorge hantés par des gargouilles et des fantômes… Longer ces maisons comme des « tchettes » merdeuses pendues aux poils de la bête, ces nids de vermine, braillant de faim. De soif surtout. Gravir la ville, par ces métissages de bois noir et de roche volée à coup de burin à la falaise, par ces escaliers cachés, drains de vieux libidineux et d’enfants de chœur, quand la nuit appelle à la gueuse.

Et puis les tours, fichées là pour la veillée, pour la prise d’air de la ville grouillante, là où on pond des enfants par secousses, par spasmes saisonniers. Femmes rondes, que l’on enfourche alors sans risque, femmes riantes de toutes leurs lourdes muqueuses. Plus tard, dans l’hiver on se résoudra à des histoires autour du feu, des tavernes d’hommes sales d’alcool et de sciure. De « pouets » .

Ensuite, remonter vers les maisons qui font encolure à la cathédrale, le manège des bourgeois, lotis dans de hautes bâtisses, tenant commerces de peaux, de tissus, de dentelles et d’aliments. Croiser là des servantes, des garçons d’écurie, des cochers parmi les âpres au gain. Traverser la foire, les rues bloquées d’échoppes où les bestiaux rivalisent avec les hommes et prennent langue avec eux, hurlements d’épouvante, où l’on se pogne à chaque affaire et où la campagne endimanchée vient tenant au bout d’une corde une vache à vendre ou encore trimballant sur « l’oji » la meule de fromage qu’on veut transformer en écus.

Remonter encore cette sente pavée où se sont installés, comme des oiseaux rares sur leur perchoir, des notables, les cols plissés, le corpus savant de la cité. Quelques balcons surplombent la virole de la Sarine tout en bas, comme pour se sentir mieux échappés de la boue collante de la misère. On ira y dénicher peut-être une brave gosse aux seins gros et frais. On lui donnera du pain pour ses enfants en échange de son lait. On mettra au fronton, une guirlande sculptée, on fera un petit oratoire à un saint spécialiste des revers de fortune.

Se montrer tout en se cachant et puis parler Français.

Plus haut, beaucoup plus haut, assez loin pour ne rien perturber longtemps, une place de choix, une place terrible, ramenant le bas vers le ciel, comme elle rabaisse en retour l’orgueil à la petitesse du monde. La place du gibet. Le « Guintzet ».

C’est là où on pend à chaque tribunal un brave malhonnête, laissant aux corbeaux et aux pires cauchemars le soin de le dépecer jusqu’au prochain.

La ville entourée de son ruban de moellons, ses garnisons de tours et que bientôt on démolira pierre à pierre pour les métastases de la modernité.

J.P. Humbert 1978-88-2005-Fribourg-USA

Arriver par les semi-autoroutes, les nouveaux périphériques, par le grand pont de la Poya. Boucles nouvelles. Par ronds concentriques, les grandes surfaces encerclent la ville de leurs anneaux constricteurs. Forcer le passage, dans le grouillant nouveau, ce fourmillant tintamarre, cette agitation permanente, ce roulis de caddies avalant et régurgitant des monceaux de produits. Les pauvres sont là comme des mouches affolées à la moindre action d’achats. Faire le plein de ce n’importe quoi qui manque. A tout prix et tant que possible. Ils viennent de l’extérieur, de la campagne environnante buter contre la ceinture Mac Donald.

Se frayer la route, tenter de pénétrer dans les sphères intérieures, franchir ainsi des passes encore poreuses: Attendre que les écluses à automobiles se remplissent, se chargent puis enfin avancer, un peu. Aller vers le centre, vers le noyau, l’atome de la ville. Sentir que se détachent, à force de progression, les parcelles de vie, les cris d’enfants, les rires, le pouls de son cœur. Avancer encore, jusqu’à ce surplomb dominant cette zone étrange et confisquée de l’existence, en bas.

Il reste un filet d’eau, cela y ressemble du moins. Il n’y a rien de sûr.

Des tas de pierres donnent l’impression d’une ancienne cité toute endormie et qui se serait affalée comme ça sur le dos d’un antique saurien. On pense à des écailles, on pense à des éperons pétrifiés… Ici et là, quelques trous dans les rochers, comme des fenêtres.

Et la nuit, on entend de sinistres échos, des rumeurs de houle et de foule, la marche des revenants.. « ALLEZ ALLEZ FRIBOURG ALLEEEEZ … » comme les supporters enthousiastes de ces jeux antiques de puck et de ballon.

Texte : Anna Jouy
Images :
Fribourg, The Golden Tower c.1841, Joseph Mallord William Turner
Fribourg USA, Jean-Pierre Humbert 1978-1988-2005, estampe numérique
Notes:
Tchette : romandisme signifiant : amalgame informe
Pouet : puant, malpropre
Oji : mot patois signifiant oiseau qui est le nom donné au porte fromage qu’on plaçait sur les épaules
Guintzet : nom du quartier le plus haut de la ville de Fribourg et qui veut dire originellement gibet.