Ce jeudi de janvier 1962, la quatre chevaux grise cahotait sur le chemin qui montait au château. Assis à l’arrière je voyais défiler les frondaisons des châtaigniers et des sapins qui longeaient les fossés envahis de fougères. Le père conduisait agrippé au volant de plastique dur. Les ingénieurs avaient certainement considéré que le peuple laborieux n’avait pas besoin d’assistance, la conduite nécessitait une force et une attention qui rendait toute conversation inutile durant l’ascension. Il m’emmenait parfois dans ses tournées qui le conduisaient sur les petites routes de ce pays, devenu depuis, la communauté des communes de l’Isle-Loue-Auvezère, au nord-est du Périgord vert. Mes souvenirs sont, comme toujours, fragmentés en une série d’images, de tableaux comme dirait un metteur en scène. Après la montée au château, viendrait l’arrivée dans la cour gravillonnée. Là ce ne sont plus seulement des images qui soutiennent la narration, le bruit particulier des pneus sur le gravier, gravé dans un lieu de ma mémoire sature la vision d’un son aigu, presque désagréable. Le bruit des pas du père – une sorte de crissement produit par, à la fois, le glissement des centaines de petits cailloux ovales ou ronds et la compression de l’air sous la pression des souliers, comme le claquement atténué d’une culasse – le bruit donc de ses pas signalait le début de l’attente.
_Je n’en ai pas pour longtemps, il faut juste que je lui renouvelle son ordonnance.
En général, je profitais de ce temps pour rêvasser, comme disait mon grand-père.
_Tu rêvasses encore Jean, fait-donc ton exercice de calcul.
Combien de fois l’ancien directeur d’école avait dû énoncer cette phrase durant sa carrière dans ce village du Lot qu’il n’avait jamais quitté. Il y reposait désormais, en haut de la colline, face au château de Latreyne.
J’aimais observer les nuages qui défilaient. De beaux cumulus escortaient d’énormes cumulonimbus, chargés d’électricité, vaisseaux amiraux d’une flotte nuageuse. J’ai toujours craint les orages. Mes parents racontaient des histoires effrayantes, enfant foudroyé dans un champ, alors qu’il s’était abrité sous un arbre ; boule de feux qui jaillissait d’une cheminée comme une comète, ricochant sur les objets de la cuisine, ressortant par une fenêtre ouverte pour se perdre dans la nuit.
Le cri du gravier sous des pas me tira de ma rêverie.
_Comment tu t’appelles ? Moi c’est Nicole !
Je laissais les commandes du navire amiral à mon second imaginaire pour baisser un œil vers cette phrase interrogative. Il y avait, au bord inférieur de la vitre arrière de la voiture, une sorte de chignon qui répétait la question en s’agaçant.
_Alors ? Tu es sourd ou muet ?
Je me réhaussais sur le siège et osait lancer un coup d’œil en direction de l’autorité enfantine de la voix.
_Moi c’est Jean, j’attends mon père.
_Viens avec moi ! Dit la voix.
J’étais habituellement très respectueux de l’autorité et, jusqu’à ce jour, je n’avais jamais dérogé à l’injonction paternelle. J’attendais patiemment en rêvassant. A cet instant, pourtant, le charme de la voix cristalline eut raison, en un millionième de nanoseconde, de ma soumission et, sans vraiment m’en rendre compte, ce sont nos pas qui firent gémir le gravier.
_Tu n’aurais jamais dû la suivre !
La voix de mon père raisonnait juste derrière la paroi de mon front. Mais elle était impuissante à me faire obéir. Pour la première fois dans ma courte vie je faisais l’expérience de la force de l’amour.
Sa main gauche tenait maintenant fermement ma main droite. Nous marchions enveloppés d’un halo de brume enchantée. Nos pas ne trahissaient plus la souffrance des gravillons. D’ailleurs le gravier flottait à quelques millimètres du sol, déroulant un tapis qui suspendait tous nos efforts. Un monde lumineux rayonnait dans nos cœurs d’enfants. Nous descendîmes le chemin caillouteux qui conduisait à la forge, en contrebas du vieux château. Le bruit infernal de la machinerie de l’atelier de tréfilerie, qui produisait encore des pointes longues, fit ricocher le mot dans mon esprit : infernal, infernal, infer…
La vapeur, l’odeur du métal chauffé, le bruit assourdissant des machines, le mot surtout je crois maintenant, eurent raison du charme.
Je connaissais Nicole, elle fréquentait la même école que moi, dans le village sur la colline d’en face. Elle était en grande section de maternelle. Je la voyais, sans reconnaitre l’enfant timide, toujours vêtue d’une robe bleue délavée dépassant du tablier rose pâle qui enveloppait les filles d’un anonymat réglementaire.
Sans aucun mot je lâchais sa main, son regard se tourna vers moi un instant qui dura une éternité. Je la vis s’éloigner, seule désormais, sur le chemin qui menait à la maison que ses parents occupaient au pied des deux tours rondes du château.
Je me retournais et gravis le sentier en sens inverse. L’ombre d’un nuage enveloppa d’un poids immense mes épaules fatiguées. Mes pas me ramenèrent dans la 4 cv qui n’avait pas bougé. Je fus malade toute la nuit, le lendemain matin mon père dit que j’avais une angine sévère. Je passais toute la semaine au lit et, la fièvre ne tombant pas, fut transféré à l’hôpital de Périgueux où on diagnostiqua une pneumonie. Je fus hospitalisé un bon mois. Lorsque je pus rentrer chez moi, je restais encore un mois à la maison. La bonne me faisait réciter les devoirs que le maître passait tous les soirs à ma mère. Je restais absent trois mois.
Lorsque je revins à l’école, la veille des vacances de pâques, j’eu beau chercher Nicole, je ne la vis pas. Je demandais à ma mère ce qu’elle était devenue, elle ne comprit pas tout de suite de qui je parlais.
Puis son visage se ferma :
_Nicole mais on l’a enterrée en décembre, elle était en grande section de maternelle, elle est tombée en jouant dans la forge de ses parents, elle est morte sur le coup.
J’avais l’impression étrange d’avoir toujours connu cette promenade le long du bras de mer que délimite, au sud, le pont de la Tremblade qui enjambe la Seudre et, à l’Est, le pont qui relie le continent à l’Île d’Oléron. Ces limites dessinent une sorte de losange qui me donne l’impression de me promener, à la pleine mer, au bord d’un lac.
Il y a bien longtemps qu’on n’y voyait plus les familles bourgeoises de la Belle époque venues goûter au bon air marin et prendre des bains de mer. Elles y déambulaient, en fin d’après-midi de Juillet. Madame en chemisier rayé bleu, jupe à volants et tennis, une ombrelle blanche à la main droite, au bras de Monsieur en chemise de lin blanche et pantalon de tennis assorti, un canotier fièrement vissé sur le crâne. Les maisons colorées rivalisent désormais avec les hôtels de luxe et les immeubles destinés à la location saisonnière. Quelques maisons de pêcheur donnent un semblant d’authenticité à cette promenade aménagée le long de la petite plage de sable fin. La circulation des voitures hybrides, silencieuses, ne trouble plus la sieste dominicale de ses rares résidents permanents.
Mes petits-enfants venaient souvent pêcher la palourde et la coque dans la vase profonde, envahie par les coquilles d’huitre coupantes, au bord de la plage qui s’alanguit au bout de la jetée sud du port de pêche. J’avais toujours une pensée pour mes propres grands-parents qui avaient séjourné dans cette petite station balnéaire en septembre 1939. Le trois septembre ils avaient comme tout le monde entendu aux information radiodiffusées, à 17 h précise, l’annonce de la déclaration de guerre du Royaume-Uni et de la France à l’Allemagne Nazie. Les troupes du Führer venaient, sans déclaration de guerre préalable, d’envahir la Pologne. Les chars Panzer IV et les Junkers Ju 87 de la Luftwaffe avaient vite submergé les défenses polonaise précipitant le monde dans une guerre meurtrière.
C’est bien plus tard, déjà adulte – alors que je venais, avec mes parents, mon frère et ma sœur, à l’Ile d’Oléron passer nos vacances d’été depuis mon plus jeune âge – que j’avais appris que mon père était là au soleil de septembre 1939, du haut de ses huit ans avec sa jeune sœur en train de jouer à construire des forts en sable avec un petit seau bleu et une pelle taillée dans du peuplier par mon grand-père. Ils étaient repartis précipitamment dans leur Lot natal, préoccupés par les drames à venir. Mon grand-père, détenteur du « fascicule bleu » des anciens du Chemin des Dames, n’a pas été appelé, il est resté à la ferme familiale.
Quelques mois plus tard, la sœur de ma grand-mère, tante de Blois, arrivait avec ses enfants – son mari, mobilisé, ne l’avait pas suivie – pour se mettre à l’abri derrière la ligne de démarcation. Le périple avait été très difficile pour cette femme, descendue d’Onzain, où elle était institutrice, avec ses quatre filles, dont la plus jeune, née en 38, était dans un état désespéré.
Je ne sais pas quand le pilote anglais dont je n’ai jamais su le nom, mais qui est revenu voir mes grands-parents après la guerre, a commencé à émettre ses messages codés depuis le grenier de la ferme. Ce héros étranger est resté, dans mon imagination, le témoin de la bravoure et de l’identité de résistant que mon grand-père a toujours eu pour l’enfant qui écoutait les récits guerriers de ses exploits durant la Grande Guerre. Ce lourd passé me laissait aussi des souvenirs plus difficiles, lorsque, résidant chez mes grands-parents pour mes premières années de collège, j’étais réveillé en pleine nuit par les hurlements de terreur de mon grand-père. Le lendemain, ma grand-mère disait : Louis-Jean a encore fait un cauchemar, c’est comme ça depuis son retour du front en 18. Tu sais ils l’avaient recruté pour conduire les tracteurs qui emmenaient les canons de 75 sur la ligne de front.
De cela mon grand-père ne m’en a jamais parlé, il était plus prompt à évoquer ces « salauds de boches » qu’il amalgamait, dans une généralisation du mal, à une nation qu’il réduisait à ce vocable.
De ces discussions très sérieuses pour l’enfant qui les écoutait, graves mêmes au sens du drame et de la tragédie qu’elles évoquaient, j’en ai construit une vision du monde. Cette vision a évolué bien-sûr, mais certaines choses sont restées ancrées dans mon esprit.
Netchaïev, ne représentait rien jusqu’à ce que je le découvre dans une nouvelle : Argeles S/Mer (La plage) de Jean-Claude Tardif. Le nom de l’auteur du Catéchisme du révolutionnaire, n’avait pas atteint ma conscience, j’en ai recherché les origines, la signification et j’en ai compris quelque chose.
Pour moi Netchaïev a toujours été présent, je n’ai pas l’impression qu’il ait quitté mon esprit. J’ai toujours été confronté à différentes parties de moi-même. Un bolchevique bataillant avec un anarchiste, un bourgeois, qui les redoutais tous deux, rêvant à un ordre militaire qui sécuriserait ses avoirs. Toutes les autres facettes de l’identité qui me constituent, et évoluent en permanence au gré du temps qui passe, sont tendues comme l’arc qui va décocher sa flèche meurtrière et abattre un des prétendant au bonheur des peuples ou aux richesses éternelles. L’ambivalence de l’idéaliste que j’ai été s’est émoussée avec le temp, je n’ai aucun esprit de vengeance.
Yves Montand (il joue dans un film de Jacques Deray, Netchaïev est de retour, le rôle de Pierre Marroux qui a pour nom de code Netchaïev) me laisse froid, autant lorsqu’il gesticule au petit écran que lorsqu’il se déhanche sur scène. Non que je ne partage pas ses combats, mais je me suis toujours senti ambivalent quant à ces personnalités très médiatiques qui luttent pour « défendre les opprimés ».
Les théories révolutionnaires de Chigaliev (alias l’instituteur de Ivanovo, Netchaïev) prônent la délation et le machiavélisme comme morale, l’excès d’un idéalisme destructeur pour qui l’acculturation pourrait être l’outil final de l’accession à l’égalité. Tous égaux, tous esclaves, tous simples d’esprit !
Chacun se débat plus ou moins facilement dans le grand jeu des instances psychiques starisées par Arte dans la série « Thérapie ». ». Dieu et toutes les formes d’idéalisme sont pour certains psychanalystes la forme caricaturale d’un surmoi archaïque tout puissant, omniscient qui s’exporte très bien et franchit les frontières terrestres avec des droits de douane inexistants.
Lors de ces ruminations tourmentées, la plage s’efface de mon souvenir, parfois j’en crois percevoir une réminiscence au détour d’un virage, sur les routes de bord de mer que je fréquente toujours. La lourde silhouette de mon grand-père surgit alors de ces limbes vaporeux qui flottent au-dessus des marais au petit matin d’Août.
Pierre m’a raconté la légende de l’Arbre Seul-Arbre Sec.
L’Arbre-Seul, que les chrétiens appelaient l’Arbre-Sec, se dressait au bord du Monde Connu, quelque part du côté du Khorassan. Il marquait la limite des terres autorisées. Au-delà s’ouvraient les espaces interdits, impensables parce que volontairement soustraits au champ de la pensée et du songe. Par-delà les débats sur la nature de cet arbre, Platane pour Marco Polo, Chêne de Mambré ou Cypré d’Abarkuh situé en Iran pour d’autres, c’est l’interprétation métaphorique et spirituelle de l’arbre qui intéressait Pierre.
Les racines du nom suggèrent une double origine et une fonction double. Arbre vivant et arbre mort qui peut revivre. Arbre symbolique des limites entre les terres connues et les terres inconnues, il a aussi une fonction allégorique, parabole d’une dualité indissociable entre le bien et le mal, le péché et le repentir. Arbre vert desséché-arbre sec qui reverdira.
Pierre soutenait que toute limite est à dépasser, à expérimenter, si les territoires inexplorés de la pensée restent vierges, l’inconnu vient à nous et s’insinue dans notre esprit sous forme de peur, de menace.
On trouve cet arbre mentionné dans le livre de Daniel, le dernier livre de l’Ancien Testament. Nabuchodonosor y raconte un songe que Beltshassar est sommé d’interpréter. Un arbre immense, aux fruits abondants, abritant bêtes, oiseaux subit la colère d’un Saint descendu du Ciel. Celui-ci ordonne de dépouiller l’arbre, de l’abattre mais de laisser ses racines en terre. Il dit : On changera son cœur pour qu’il ne soit plus un cœur d’homme, et un cœur de bête lui sera donné. Daniel est terrifié et tourmenté par ce qu’il vient d’entendre. Il oriente son interprétation et tente de convaincre le Roi que son règne va s’achever s’il ne reconnait pas le Très-Haut. La prophétie dit qu’il sera chassé d’entre les hommes, qu’il aura son habitation avec les bêtes sauvages.
Moi : Nous pourrions interpréter le rêve d’un point de vue œdipien comme la chute de l’enfant détrôné par son père. Comme une menace de castration. Il existe en psychologie un test de dessin l’arbre. Grâce à sa richesse symbolique,son universalité, ses analogies avec l’être humain, l’exploration du dessin de l’arbre est une ouverture sur le subconscient. Végétal sacré, il est un symbole du lien entre le sol et l’air, il est l’arbre de vie et de transmission de la connaissance.
Pierre : Il est aussi la verge qui tient le fléau de la balance de la justice.
Moi : Il est le mât de misaine en marine. Un poème dans lequel de tout petits vers s’entremêlent à des plus grands. Il est aussi l’arbre des philosophes et parfois la pierre philosophale.
Pour Pierre et moi, l’arbre a toujours été un refuge, une limite, le territoire secret de notre imagination. C’est à un pommier que nous avions dévolu nos passions d’adolescents. Mon grand-père paternel avait un verger dans la plaine de son village, les arbres fournissaient d’excellents fruits en automne. Une rangée était plantée d’une variété qui donnait des pommes rouges, croquantes, à chair blanche et sucrée. Il produisait abondamment, nous remplissions de grands paniers d’osier à la récolte. Mon grand-père nous rémunérait pour ce travail d’étudiant. Nous nous retrouvions avec nos amies sous un de ces petits arbres, rêvant de cueillir les fruits défendus du Jardin d’Eden. Plus tard j’ai découvert que la pomme rouge était, à l’origine, le globe que tient dans sa main Justinien le Grand de Constantinople. Ce globe de cuivre devint, dans l’imaginaire populaire le symbole de la grandeur de l’empire romain d’Orient. Le fruit perdu, la puissance perdue peut renaître lorsqu’on plante une de ses graines. Ainsi les limites sont de nouveau transcendées entre la vie et la mort, l’Orient et l’Occident qui sonnera la défaite de l’empire romain. La pomme rouge deviendra le pommier rouge, il sera assimilé à l’Arbre-Seul et deviendra, plus tard, pour les Grecs, le symbole de la lutte contre les Turcs. Le Pommier Rouge, l’Arbre-Seul, l’Arbre-Sec parcourent l’imaginaire populaire comme symboles des limites de l’oppression. Winnicott raconte qu’il se réfugiait dans un arbre de longues heures pour échapper à l’humeur mélancolique de sa mère.
L’arbre est pour moi un ami dont je recherche la proximité silencieuse, l’ombre qu’il offre en été, le scintillement de son feuillage lorsque le soleil joue à cache-cache avec ses feuilles. Il est un abri, même précaire, parfois dangereux dans l’imaginaire familial. En groupe, il devient une forêt mystérieuse, menaçante, maléfique parfois, en tout cas moins enclin à la camaraderie. Humain en tout, végétal en définitif.
Les origines de la vie, de notre vie, restent en grande partie secrètes, enfouies dans ce que Freud a appelé l’inconscient. Parfois nous en reviennent quelques scories. La forme est souvent incongrue, rarement narrative, sons, odeurs, sensations parfois associés à une représentation. Un roman familial peut se construire. Freud a semblé limiter le monde interne de l’infans, l’enfant avant l’apparition du langage, à un hédonisme tout puissant. Ce sont les travaux d’une psychanalyste d’origine austro-hongroise, Mélanie Klein, qui ont ouvert la possibilité d’en explorer les territoires inconscients. L’analyse des dessins d’enfant a brusquement retiré les voiles de tendresse et d’innocence qui le protégeaient, tout en venant confirmer les intuitions géniales de Freud sur la sexualité infantile. La cruauté est connue depuis toujours, l’analyse de ces dessins a repoussé les territoires du merveilleux. Les forêts désertées par le surnaturel ont perdu leur mystère et leur magie que les contes traditionnels avaient exaltés. Le registre maternel idéalisé, transformé par le jeu des forces pulsionnelles et le travail du rêve reste pourtant le territoire des sorcières et des fées.
Pierre : En écrivant, j’espère retrouver le goût de la pomme, la sensation de fraîcheur de l’ombre des arbres, le murmure du vent dans leurs feuilles. Mais pas que cela. Tu as déjà vu le tableau La Gitane, de Roka, il y en a une reproduction dans la maison familiale. Je le regarde en silence. Son regard brille, ses yeux noirs ont des refletsmétalliques. Ils ressemblent aux billes d’acier que nous utilisions pour chasser les grives. Un matin, tu n’étais pas avec moi. J’ai posé une bille dans le cuir du lance-pierre en bois de châtaignier, j’avais sculpté le manche comme nous faisions tous. J’ai attendu patiemment, une grive s’est posée sur l’arbre. J’ai lâché la lanière en direction du pommier, sans viser. La bille a sifflé dans l’air froid du matin. Les lanières de caoutchouc noir ont claqué sur le manche du lance-pierre. Le bruit semblait ne jamais vouloir s’arrêter. L’oiseau est tombé dans ma petite main, inerte, l’orbite éclatée en un œillet sanguinolent.
Texte/Illustration : Jean-Claude Bourdet
Extrait de :
« dans le champ de la pensée et du songe le pommier rouge » de Jean-claude Bourdet, Az’art atelier éditions, Toulouse, 2021.
Voici « Epars » recueil de Jean-Claude Bourdet, dans lequel se déploie sa poésie faite de signes, de chair et de visions. Une poésie ancrée dans l’impression, dans le sens le plus photographique du terme. C’est ce qui frappe dans cette écriture. Sa capacité à générer immédiatement des images fortes qui se gravent au fond de la rétine. Une poésie narrative, flirtant avec l’abstraction. Comme le décor intérieur d’une pensée ample, à l’affût. Une pensée rare et précise, d’une grande sensibilité à la peinture, aux paysages et aux corps.
Une écriture-matière, comme sculptée, traversée par le mystère de l’existence, à la fois transcendante et charnelle. Une écriture-monde aussi, qui se téléporte dans un ailleurs dans lequel on discerne les traces d’une poésie-voyage qui reformule le réel et le restitue comme une œuvre d’art.
EPARS – Recueil de poésie de Jean-Claude Bourdet – Editions QazaQ – ISBN : 978-2-492483-30-1