
Cette année-là, il avait fait très froid. C’est ce qu’on m’a dit. Bien après, j’imagine en effet ces souffles glacés qui avaient serrés tant de gens les uns contre les autres. Parfois encore, maintenant, de courtes périodes doivent s’y apparenter. Il avait fait froid et j’allais naître, échapper au cocon de chaleur, dans lequel j’avais évité cette sensation presque moyenâgeuse de l’hiver. C’était une campagne retirée, un village, une maison et le ventre ma mère. Dehors il faisait froid, dedans j’étais. J’avais choisi ce corps, décidé de cette existence. Revenir ne me posait pas beaucoup de problème, si peu d’ailleurs que je ne m’en souviens pas. Et pourtant j’ai beaucoup de souvenirs, des nasses de souvenirs faits de couleurs, d’odeurs, de nuit et de bruits. Ce monde –là, où les gens vont jeter des boisseaux de coke dans un grand four pour avoir un peu de chaleur, où l’on remonte de la cave des combustibles pour les vider dans des chauffages à roulettes ou de tremblantes cuisinières n’existe plus, sauf dans ma tête.
Je me dis que ce sera facile d’allumer la lampe magique, facile de mettre des images sur ce temps. Facile de regarder ma mère, telle que je la vois sur le tas de photos qui sont à ma portée. Evident de voir mon père aussi, un peu inquiet sans doute. Il n’y connait pas grand-chose ou alors beaucoup trop et ce qu’il craint le retient de manifester sa joie et une certaine impatience.
C’est le mois d’avril. Ils se sont mariés au mois d’avril, il y a deux ans. Ils ont déjà un enfant et ils vont en faire cinq presque à la suite. Je suis là. Leur anniversaire de mariage approche et je patiente. J’ai prévu ça, être un cadeau. Une idée de venir avec une touche de génie, une marque indélébile. Je serais celle qui nait quand il faut, je serais celle qui allait faire tout comme il faut. Le vendredi 20 je sors, le sort en est jeté. C’est fait et bien fait.
Inutile de chercher à raconter cette naissance. Ce n’est pas que cela me serait désagréable. Mais on a beaucoup pensé que ma venue au monde n’était pas des choses qu’on pouvait partager. On est pudique. On serre les dents en silence, on évite de mettre son corps en avant, sa souffrance, son impuissance, sa révolte. La douleur, le sang, le fait d’avoir dû ouvrir si grand les jambes, tout cela ne devait pas être dit. J’ai essayé parfois de les pousser à l’histoire. Mais pour tout il n’y avait rien à dire, ni aux enfants nés, ni aux adultes à naitre.
Je ne sais pas pourquoi mais au fond c’est logique, je suis née avec un a priori positif. Je viens au monde avec le printemps. C’est de bon augure. La lumière, le soleil qui chauffe, les odeurs des tilleuls, que j’ai revus il y a peu, toujours là, plus de cinquante ans plus tard. Il y a ce printemps qui est beau, qui est doux, et qui semble être la seule promesse que la vie puisse faire à celui qui va se frotter à elle.
Frottoir de vent. Araser la coupe, par sections sages d’une transparence sans accroc. Ah ! Ces montagnes déchirées qui mordent dans le passé. Araser du plat de la main si j’en avais la force. Perspectives ricaneuses. Gestes symboliques de cette faux qui m’arrangerait bien. Compter sur le vent pour effacer. Et dans la tête aussi.
Quand mon cerveau ne sera plus qu’un dédale pour l’air et la chanson. Est-ce que je ne confonds pas le désagrément de vieillir avec une ascension atmosphérique ? J’ai l’esprit de plus en plus léger, chambre de Faraday protégée des orages, l’air se dissout vers des pays de grêles peut-être. Et je songe avec un peu de gêne que je deviens indifférenciée particule d’un état comateux où les mots ne parlent plus mais dansent au moindre commutateur.
Je crains d’invisibles arcs toujours mais l’instinct de vivre est un contrat tacite qu’il serait loisible de reconduire ou non.
L’hiver s’est absenté donc dans la cage d’escalier. Concierge des méthodes Ogino. Ce n’est pas le temps à féconder des flocons, ma troupe de danseuses blanches.
Encore cette chaleur inquiète qui cache dans son dos, le futur printemps sans lumière ?
Petite grivèlerie météo. Il a fait bleu pendant deux heures, et puis tout a grisé, saoulerie de nuages. Je regarde beaucoup par la fenêtre. C’est comme aller au port au fond, là où l’on range les bateaux dans de longs étuis- on dirait les crayons de ma table, ou le contraire.
La météo quel sujet ! On a des espérances, des appels d’offre, des exigences…
On a rarement ce qu’on veut. J’ai envie de dire j’ai froid mais c’est en fait, juste envie d’avoir plus chaud
La maison sera plus simple à décrire, bien plus que tout le temps que je passe à acquérir viande et mots, ma première année. Je vois en somme que je suis. Que je porte des cheveux bouclés que j’ai les yeux ronds, que sitôt qu’on devait m’appeler je retournais la tête, la bouche entre ouverte prête à sourire ou à pleurer. Ce sont des paramètres que je ne maitrise pas, si peu. Pourtant quelque chose va se passer. Quelque chose de captivant, je vais ouvrir les yeux. Oui j’ouvre les yeux, cette sensation est là, étonnante de clarté et de l’importance que je lui trouve. J’ouvre les yeux, cela ne va pas durer. Après je replongerai dans le noir pour longtemps encore et rien ne marquera plus ma mémoire. C’est un après-midi, peut-être est-ce le matin je n’en sais rien. Il y a une lumière que je comprends maintenant comme celle d’un après-midi de grand été. La chambre a des rideaux, des voiles, je les vois, ils bougent. Ce sont les tulles qui entourent mon berceau. Des voiles blanches mais grisées d’ombre, je suis couchée là, je vois le tissu. Et soudain une mouche est là. Elle va d’un bout de tissu à un autre, je la vois qui marche et puis s’échappe. Je suis couchée dans ce petit lit et un insecte m’ouvre à la conscience. Un insecte, qui durera quelques jours et peut-être moins sous les taloches de ma mère. Il m’ouvre les yeux, frappe ma mémoire et s’en va, comme une fée marraine qui active le don d’un coup de bâton
Successions d’improvisations. Ce jour n’a cessé de jeter dans le cirque ses petits martyrs. Impromptus, missions à renier dare-dare : on doit on peut on fait. Tout ça dévoré par le temps !
Cette société qui a besoin de médiocrité partout pour installer le malléable, homo manipulatus. Conformations reprises, injections du penser prémâché. Chacun enfile ses voies de garage, peut-être d’ailleurs les seules supportables car comment se sentir encore vivre quand tout autour, on vous désherbe, vous empilule, vous modélise. La meilleure issue possible est souvent d’abandonner, pour ne pas virer fou.
Ou alors faire un club où l’on marcherait en diagonal ?
Tout le monde n’est-il pas comme tout le monde ! On dirait qu’il n’y a plus au jardin d’Eden que des variétés de thuyas, rien d’autre… En plus pour faire joli rasés à hauteur de chapeau.
A quel moment, ce film deviendra-t-il peinture ?
Des images un propos un discours…oui tout parfois s’arrête et vous entrez alors dans un tableau.
Me sentir prête, vêtue coiffée, – le ridicule ne tue que des espèces qui titubent -, prête, droite donc. Deviner qu’en moi, on le cherchera toujours ce précieux, définition d’un être avec des fils incertains. Tapisserie, sais-tu, je danse, murs bien cirés pour le parquet du bal ? Je danse comme l’araignée, du côté vertical des pas, et le crabe qui lui préfère l’horizon des tableaux.
Tu ne reviendras pas en arrière. Il est bon de porter le col dur. Empreinte légale sur le cadavre, j’ai mon étiquette à l’orteil. Cette morgue est un sac à bretelles dans lequel végète le monde, humus empli de graines (graines de stèles, de tombes et de tumulus à fleurs vivaces). Seuls pousseront des granits et des monceaux de gravats, ce que tu veux.
C’est un regard posé un jour, tu le sais, qui stoppe la marche jusqu’aux statues de sel. Les histoires en sont pleines. La tête se détourne, évalue et renvoie le chant dans sa mort profonde. Il aurait fallu croire au chant et non en une image. Ainsi le temps prend des courbures irrémédiables.
Dans l’acier dort le ressort.
Je parle en vain, mais je me prépare chaque jour à revivre, sachant que le chant seul pourrait revenir, sachant que le sel aura été érodé lentement et qu’il n’existera même plus une saveur amère à téter doucement les jours de fièvre.
Des robes et des mirages, de quoi avancer nue… me souvenir dépouille. J’écosse des frissons, je chemine à découvert, le long des poutres aigres-douces d’un regard. Portes gauches, portes droites au taquet de la main, je fais le rabattage de canaux où s’esquivent des travées silencieuses.
Cette marche filait déjà du mauvais coton. je trame les doigts, un carrefour de phalanges et des roses des vents. Et puis le vieux temps par le judas, comme un œuf de pupille où s’arrondissent étonnées les plumes de la lumière.
Tout me revient.je débusque sous des arcades cochères, celles qui pliaient mes secrets la nuit venue, ces grosses bosses que je portais au dos.
Je me souviens de mes semelles crêpes, blanches, twistant sous l’hostie d’un réverbère, ce désir d’empocher des baisers. Rien qu’un seul, une fois, supplique de l’enfant roi.
J’y pense encore, drôles de souvenirs dans la soucoupe de tant de soirs, quand je me dévêts et du jour et de ma robe.
Ne pas aller au-delà du besoin ; l’au-delà marge sécuritaire. Après on est mort, ou perdu du moins.
Ne pas céder à la tentation plus, à la volonté disproportionnée de l’ajout, de l’inutile qui donne fausse allure et empêche les mains de bien sentir. Tant de choses en trop, autant dans la possession que dans l’esprit, modifiant et usant mes structures internes, ma force souple ployant bien sûr, juste avant le bris. Il y a en moi le même usage du nerf qu’il y a en la matière. Au-delà du nerf, c’est l’épreuve de trop, l’empêchement qui dévore la tronche. J’entends bien que la corde est à son maximum d’étirement, que revoilà dans chacune de mes mains cette brûlure interne du tiraillement qui appelle l’eau et le froid.
Au-delà, pas plus loin….
À quel moment dans l’atmosphère, l’écartement distanciel des molécules de l’air fait-il qu’on doive y aller à la ramasse, avec une raclette recherchant ce qu’il nous en faut pour être ?
Au-delà probablement noir, même si parfois on rêve en couleurs et que l’apparente nuit se revêt de floraisons lumineuses.
J’écris trop. Overdose qui gonfle mon ventre et pèse si lourd sur le texte. Trop et c’est pire que pas assez. Me retrouve dans la même fringale insatisfaite comme si avant, le vide et après le vide à nouveau. J’ai beau tenter d’imaginer un monde derrière le néant, je pense que l’irrespirable va avoir ma peau.
Texte : Anna Jouy
Photo : futura-science .com