Grand café, majestic, ancien. Parois de caissons avec en alternance des peintures. Mes feuilles sur la table. J’ai tout recousu. Ai fait des liens, tramé les sons et les teintes, repeint le décor, harmonisé. Le bistrot a déjà changé plusieurs fois de personnages. Les acteurs se lèvent et sortent. Au biais de moi, des miroirs. Ils reflètent toute la salle, amassent des zones d’ombres, des réverbérations. Ils me révèlent les gens par des côtés que je ne peux voir normalement. Grandes glaces se renvoyant les visages dans une vaste partie de balle au camp. Ici je devine ceux du fond, leur profil. Là, c’est un coin retiré. Et plus loin, un panorama des tables sur le côté. Et voilà que dans le flou de ces rebonds, je crois distinguer une femme qui attend comme moi. Je devine un visage presque familier, des cheveux courts et des gants bruns, comme j’aime en porter. Aussitôt je sais que c’est elle. Aucun doute. Elle s’est assise là-bas, là où je ne pouvais pas la repérer au premier coup d’œil. Et maintenant la voilà. « Je surgirai ».

Elle me semble si familière et pourtant je ne la connais pas. Ses traits, son regard, cette façon de se tenir penchée en avant, la tête presque appuyée sur ses mains. Je suis assise à ma table et dans l’enfilade des miroirs, la voilà donc. Différente et si proche en somme de ce que je voulais voir apparaitre. Elle ne me regarde pas, elle rêve, elle fuit encore. Elle attend, comme toute sa vie, elle attend, elle patiente, comme si c’était le plus simple geste du monde. « Je surgirai ». Me lever, aller vers elle. C’est ce que je me dis. C’est mon premier mouvement. Je me dresse, je vais rassembler mes affaires, mon cahier. Je vais me déplacer, faire les pas qui vont nous joindre.

Mon cœur, un poing si dur sur le sternum. Je connais cette peur, je connais ce mal que ça fait parfois quand on pressent qu’on va souffrir beaucoup et que ça débute en ce moment même. On en a une telle prescience. J’hésite. Je ne suis pas lâche. La vie, je la veux bien avec ces hauts et ses bas, mais là, quelle étrange apparition. Je le devine. Après ce ne sera plus pareil, ce sera pour toujours vraiment différent, et je ne sais pas pourquoi j’ai à la fois ce désir immense de savoir et de connaitre et tout mon corps en entier qui me retient et me tire en arrière.

Je croise son regard, qui frappe le mien, dans le faisceau invérifiable des lumières et des lueurs. Je le croise il me croise. Deux fers vifs. Stupéfaits, dressés d’angoisse aussitôt. C’est mon propre regard qui me revient. C’est moi, mon autre qui me traverse. Je viens de rencontrer l’être qui emprunte mon corps, vit ma vie. Nos rapports sont régis par des lois que ni elle ni moi ne maitrisons. Encore.

L’histoire n’est qu’une matière glaise. Chacun pourrait en faire autre chose. Malaxer le discours. Comme un monteur de cinéma, le monteur de vie. Couper, coller, faire une nouvelle histoire de mon existence. Avoir un regard neuf. J’endosserai cet ultime personnage. Ce que j’ai à faire tient du collage ou de la mosaïque, une pierre, une couleur, une forme. Que des bris, des éclats et le nez dessus cachant l’ensemble. Je suis plaquée sur l’ouvrage, la vie elle-même. Ça a l’air éternel et c’est pesant l’interminable. Quelque chose se réalise lentement, comme un long travail dans le sol. On enlève des pierres, on arrache des ronciers, et puis on creuse. On laboure, on s’acharne. Et de la terre nue, on attend que se lève le blé. J’attends. Des jours entiers. Je dois être patiente, je surgirai. Je suis une vie qui regarde la vie parvenir.

Texte : Anna Jouy

Illustration : sculpture de  E.Teitgen