Elle porte un habit sobre. Ses cheveux gris sont parfaits, sa ligne. On dit qu’Elle est classe. On regarde cette femme dont personne n’a jamais entendu parler, s’interrogeant sur ce qu’Elle fut avant et pourquoi le mort l’a-t-il ainsi désignée si importante, Elle, « veuve inattendue ». Mais le père a bien fait les choses. Il a fait en sorte que le monde le sache, cet amour ultime qui l’a tenu en vie longtemps et bien mieux qu’espéré. Il a voulu qu’Elle soit là dans les rangs de famille. Alors, on la regarde cette femme dont le père si pudique, si morne, si vieux au fond, avait fait son amie. On s’interroge sur ce lien secret, totalement subtilisé à la curiosité du monde. Maintenant c’est l’heure, il lui fait sa déclaration publique d’amour. Il révèle au monde quelque chose que jamais il n’avait pu affirmer ni fort ni même doucement, lorsqu’il était en vie. Elle sourit, Elle ne pleure pas. Elle est sereine, imperméable à ces regards qui pourraient la gêner et la déstabiliser pourtant. Elle sourit, alors tout le monde autour se sent un peu bête d’avoir ignoré cet aspect étonnant du mort. Et alors tout le monde fait semblant que oui bien sûr, naturellement, sans aucun doute, oui, on le savait. C’est sa parade à Elle, le sourire, une attention délicate et sérieuse à ce qui se dit et sans chagrin visible. Elle est l’amie parfaite, exemplaire. Le mort probablement savait bien qu’Elle saurait faire face à ces gens qui viennent aux enterrements pour tester leur propre départ, espérer de meilleurs mots, entendre un chant nouveau, sinon l’aurait-il jetée en pâture à leurs commérages ?

Elle me prend le bras. On se connaît. Je pense à ce que je sais d’Elle, Elle travaille avec moi. Je pense à sa vie. Je pense à ces derniers temps. Autour, on la regarde. La famille, les cousins, ces gens qui connaissent le père autrement, qui ne l’ont presque jamais vu vieux, ces anciens collègues, ces employés ou amis, l’observent. Comment a-t-il fait ? On s’étonne. On s’interroge. Ça me plaît de me taire, de ne rien leur dire, de ne rien expliquer. Il faudra qu’ils inventent, qu’ils fouillent, qu’ils enquêtent. Je ne leur dirai rien. Le père quitte ce monde avec une maîtresse mystérieuse, une maîtresse, le temps d’un flash dans sa vie, le temps d’une heure unique, celle des obsèques. Elle sera ça, ce qu’Elle n’a jamais été et qu’il a cherché et attendu longuement, à sa fenêtre avant que de rendre les armes.

« Quel jour est-on ? Samedi, presque dimanche, père. Tu vois, Elle est là, Elle se tient près de toi, Elle est venue. Et tu remarques partout autour, l’effet magnifique qu’Elle diffuse. Maintenant tu peux même lire dans ses pensées. Et j’en suis bien contente… On n’est que samedi et Elle est déjà là. L’aurais-tu cru ce dernier jour encore, quand tu étais devant ta soupe chinoise et que tu cherchais à voir passer, une fraction de seconde, sa voiture dans ces dix mètres de route que tu pouvais attraper du regard. Une seconde d’Elle, dans son automobile, rentrant du travail sans s’arrêter chez toi. Elle me prend le bras. Je pense à toi. »

La tombe est ouverte. Les gens autour, les ultimes prières, le chant. Les fidèles sont là. Là-dedans, dort la mère depuis longtemps déjà. Lui, venait là chaque jour, verser une larme. Pleurer. Chaque jour se vantait-il. Et moi je trouvais que ça n’avait rien de beau. Je trouvais que c’était trop, que c’était malsain, que c’était comme une question, comme une colère qui ne trouvait pas d’issu, comme un aveu fait au désert, au silence et pour lequel il espérait une sorte d’absolution. Quand il se plaignait que personne n’y allait, j’avais moult fois eu envie de lui répondre qu’on n’entrait pas dans la chambre des secrets. Il y était tant et tant que j’avais le sentiment de violer le lien douloureux et pourri qu’il entretenait avec ma mère. La terre de chaque côté, un trou, des cordes. Pourquoi nous traînent-ils jusque-là ? Est-il bien nécessaire que je regarde descendre et disparaître cette grande boîte lourde de toute ma vie, là au fond ? Les voix se cassent, on sait bien. C’est l’instant du drame. Dieu lâche prise, il rend la douleur aux hommes. Il nous jette à la face nos dépouilles, notre rien éternel. Il s’éclipse hors du cimetière. Là, il n’y a pas de Dieu possible, il y a seulement des êtres-choses, des êtres-bêtes, des êtres-boues, les figurines en terre du souffle. Je me retire. Je veux être loin de tout ça. Mais on insiste pour que moi aussi j’inflige au disparu sa gifle de rose et sa poignée de terre. Je le fais. Je ne pense à rien. J’y arrive. Reprendre. Me souvenir, ne pas cesser de me poser la question. Est-ce que c’est ce maintenant qui rend le passé si beau, si épais ? Est-ce que je ne vis pas tout mieux, la « deuxième  » fois, cette fois où je le ressuscite en m’en souvenant. Je me rappelle et j’ai, enfin, le sentiment de le vivre pour de « vrai ». Mais cet ensevelissement, là tout de suite, c’est comme si le mort m’insultait ou m’interpellait. Je ne trouverai de répartie que ce soir, seule chez moi, quand je m’en souviendrai. « C’est cela que j’aurais dû être, vivre ou faire ». Alors, en cet instant où il disparaît, je repasse par nos moments anciens, je les travaille ou les fouille. J’aimerais le retenir en disséquant du souvenir… Une contrefaçon pour que la vie revienne et prenne tout son sens ?

Texte/Illustration : Anna Jouy