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Tu te souviens comme je m’accrochais à toi au début ? J’étais ton amoureux idiot. Normal que tu te sois vite lassée… Elle m’adresse un sourire réflexe. Je crois deviner dans son œil un agacement. Elle semble plus nerveuse que d’habitude. J’avais toujours peur de pas être à la hauteur, je me sentais un peu… un peu merdique, tu vois. Je croyais que t’allais me sortir de ma médiocrité comme par miracle. Oui, c’est ça, de toi j’attendais un miracle. Tu m’impressionnais avec tes cinq ans de plus, tes études de lettres, et puis ton sourire ravageur… Faut dire que j’étais facilement impressionnable à l’époque, je débarquais de ma province. Béatrice hausse le sourcil droit, elle passe sa main dans ses cheveux. J’aime sa façon de tenir négligemment sa clope, d’inhaler brièvement la fumée. À Paris j’avais que toi. Avec tes airs de princesse lointaine, tu me rendais vulnérable… même que j’en redemandais ! – C’est juste un genre que je me donnais, tu sais, c’était pareil pour moi, j’étais plutôt naïve comme fille à l’époque. Avec toi, je croyais que ce serait l’amour à jamais… Elle me sourit faiblement. Oh, je te rassure, j’y ai pas cru longtemps, mais les premières semaines, j’étais à fond. Si t’avais su ce que j’étais prête à faire pour toi, ça t’aurait fait flipper… Elle a son petit gloussement caractéristique, puis elle trempe ses lèvres dans son verre. C’est marrant, j’avais un mal fou à vivre par moi-même à l’époque. Je voulais sans cesse être quelqu’un d’autre. Tout ce que j’étais, au fond, je crois que je le méprisais. Je voulais sortir de moi, être à l’opposé de la petite étudiante studieuse… Une originale, une artiste, oui une artiste, ça, ça m’aurait plu. La fumée gitane maintenant nous enveloppe. Béatrice me parle jusqu’à en oublier ses mains ; je les regarde voltiger comme des mouettes affolées. Mais bon, c’est loin tout ça, maintenant je vais mieux, et je t’en veux plus tu sais, c’est juste qu’avec toi, j’espérais quelque chose de différent… Tu te souviens quand on a fêté mes 24 ans ? Le soir, tu m’avais invité au resto, un chouette resto tenu par un Grec, rue de la Montagne Sainte Geneviève, bref… Béatrice marque une pause, elle me dévisage. Tu te souviens des mots que t’as prononcés ce soir-là ? Moi j’ai jamais oublié. – Moi non plus, lui dis-je avec un sourire forcé. – Pourtant ça faisait à peine trois mois qu’on vivait ensemble, pour un jeune amoureux transi, t’as vite pris confiance en toi… Elle baisse un peu la voix : Tu t’es excusé le lendemain mais je savais que c’était foutu. Quand un type commence à te traiter comme une merde, c’est mort pour la suite. Ce soir-là j’ai compris que je ferai jamais ma vie avec toi. Elle reprend une clope. Maintenant c’est bon, j’ai repris ma liberté, tu peux plus me faire de mal, Léo, au moins tu n’as plus ce pouvoir-là. À chaque expiration, elle chasse la fumée de la main. Tente-t-elle par ce geste d’aérer quelque peu ses paroles ? Sacré Léo, toujours à essayer de te rassurer. Tu te demandais ce qui avait tué votre brève histoire ? Eh ben voilà, t’as ta réponse, mon vieux. It’s the same old shit. Comme pour répéter l’échec de ta vie amoureuse, avec elle comme avec les autres t’as tout fait au bout de quelques semaines pour te rendre insupportable. D’un seul coup te reviennent toutes ces phrases que tu lui envoyais comme de méchantes flèches. Quelle est donc cette pourriture à l’intérieur de toi qui insidieusement te pousse à reproduire le modèle archaïque du mâle dominant ? Mais j’ai pas non plus oublié ce que j’ai appris de toi, ajoute-t-elle avec un sourire magnanime, tout ce que tu m’as donné sans le savoir. Ta façon d’être à l’écart, même d’être dans l’écart… Mes amours sont tenaces, tu sais. – Moi non plus j’ai pas oublié, lui dis-je, hésitant, pas oublié tout ce que tu m’as offert. Son souffle me chatouille le visage, un frisson me parcourt le dos. Je crois qu’elle s’en rend compte. Elle sourit brièvement, semble avoir envie d’ajouter quelque chose, puis se ravise. Elle laisse un temps ses mains alertes, ses mains pensantes marauder devant nos visages éclairés par la lumière tremblante d’une bougie, puis l’une d’elles effleure brièvement ma joue. Résister au plaisir de l’embrasser. Elle s’y est toujours connue pour souffler le chaud et le froid. Sûr que votre histoire aurait pu être très belle, Léo, si t’avait été un peu moins con. Et maintenant inutile d’essayer de replâtrer quoi que ce soit, la fragile cathédrale qu’ensemble vous avez essayé de construire n’est plus qu’un champ de ruines. Vous restez tous les deux plongés dans un long silence qui te rappelle le silence d’autrefois, notre silence, comme elle l’appelait. Tu regardes son visage pâle. Elle te paraît plus belle que jamais. Son regard triste comme un dimanche soir te donne une envie terrible de la serrer contre toi. Pour cet être qui, au début de votre relation, t’était si cher et qu’à la fin tu regardais à peine, tu t’étonnes de ressentir à nouveau autant de désir. Dire que tu te vantais auprès des autres de t’être vite lassé de la comédie de l’amour… Il faut dire qu’au fil des semaines passées à ses côtés, trop occupé à jouer le jeune coq, tu ne prenais plus le temps de regarder les détails. Pourtant il t’arrivait de ressentir une vague honte de ne plus l’aimer comme avant. Tu essayais alors de t’émouvoir aux souvenirs premiers, mais rien de suffisamment net ne te venait. Sans doute n’avais-tu pas le courage de t’avouer que c’était surtout par ta faute que les choses s’étaient abîmées. Claquemuré au fond de toi-même, le confort te tenait lieu de bonheur. Dans la tiédeur du studio impeccablement rangé, vous partagiez tout, sauf l’essentiel. Vos rêves de lointain avaient fini doucement par s’épuiser. Mais ce soir, de la retrouver sans le voile de l’habitude a enfin ressuscité l’émotion première. Rien que son regard de sultane, rien que le battement de ses longs cils, rien que la ferveur dans sa voix quand elle parle des voyages au long court qu’elle aurait voulu faire avec toi, rien que l’éblouissement de son sourire, rien que la musique secrète de son rire tremblé qui jaillit systématiquement après qu’elle t’ait fait une blague, rien que le bout de sa langue qui alors pointe entre ses lèvres…
Texte et vidéo : Gwen Denieul
je croyais avoir regardé/écouté la vidéo en cachette 🙂
rien ne vous échappe 😉