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C’est un visage, un homme, je crois. Il ne ressemble à rien. C’est le visage composite d’autres humains. Des yeux, une façon de bouger les lèvres ou les sourcils, un visage mosaïque qui ne ressemble à personne. Je le regarde. Il me dit quelque chose, il ne ressemble à rien et me dit tout, en même temps. C’est juste le visage qui prend part à ma nuit. Celui que j’ai construit de milles rêves, ou de quelques rencontres dont j’ai gardé les miettes, les petites traces qui causent.

La nuit, je casse le visage, l’urne qu’il est, une jarre contenant l’huile du temps, les graines de ces êtres qui, un instant, un jour entier peut-être, une fraction d’heure se sont assis dans ma mémoire et se sont rangés dans les images précieuses. Ce grain de peau, ce sourire qui dit chut, cet éclat de colère, cette vergogne, cet épi de cheveux. Ce sourcil qui bouge.

Je te dis j’ai rêvé, je ne sais pas qui c’était, un inconnu. En était-ce un, pour de vrai ? Ou alors, l’ai-je croisé, dans une rue, une salle, une gare ? Et il serait entré en moi ? Une part de lui aurait franchi mon regard pour dormir sous mes paupières ? Un feuillet détaché de cet homme et que j’ai plié dans le livre des rêves avec ce qu’il me semblait être, le fou, le furieux, le doux, le triste… L’émotion de son visage qui m’a pénétrée et que j’ai ajouté à ma collection d’invisibles.

Je casse le visage sans souvenir, il tombe entre mes mains, l’homme que j’ai construit, l’homme que j’ai gardé du temps qu’il s’est infiltré en moi. Il se brise. Mais parfois, je vois se recoller les figures des gens oubliés car certains reviennent.

Je me souviens de ce que j’ai cru voir. Un homme est seul sur le trottoir de la place. Il est vieux. Porte des habits d’hiver. Il tient ses mains dans ses poches. Il regarde dans le lointain. Il attend quelqu’un. Il frappe parfois ses mains l’une contre l’autre. Il est là. Déjà, il entre en moi, moi qui bois mon café dans le restaurant en face et qui le regarde. Il est étrange. Puis, je m’en vais faire un tour, je pars. Je l’oublie. Mais beaucoup plus tard je reviens à cet endroit et il est toujours là, fixant le bout de l’avenue, cherchant toujours son quelqu’un. Ses cheveux blancs, son visage vieux et angoissé. Il entre en moi. À nouveau. Je me dis. Je devrais lui parler, lui demander : vous m’avez attendue ?… Mais je ne fais rien, que le laisser pénétrer dans ma tête, dans la nuit de ma tête.

Alors quand je rêve de l’attente, quand je rêve de ceux qui espèrent, quand je songe à mon impuissance mesquine, mon esprit sort les débris de cet homme qui ne ressemble à rien et à tout à la fois. Il colle les mille pièces de ce visage et je comprends alors ce qu’il m’a donné, ce que je lui ai pris : la gêne honteuse de ne pas l’avoir rencontré.

 

 

Texte et dessin : Anna Jouy