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pour les cosaques - retour

N’y avait qu’une vingtaine d’années qu’il était parti, parti sans regret et sans idée de retour.

Ni lui ni ses frères n’avaient eu de regret en mettant en vente la maison familiale, enfin pas de vrai regret, de petites nostalgies pour des recoins poussiéreux qui avaient été leurs asiles dans leurs désespoirs enfantins, la hotte de cheminée de la cuisine sombre, parce qu’elle lui rappelait la maigre femme bougonne et tendre dont c’était le domaine et qui leur permettait de s’y blottir, de s’y croire protégés par elle, et de fait ils l’étaient.

Il n’avait, depuis presque aussi longtemps, aucune nouvelle de ses frères, et ne le regrettait pas vraiment, ce qui les liait n’était que la mémoire du temps qu’ils avaient passé là, et de cette guerre perpétuelle que leurs parents avaient mis entre eux, ne leur laissant même pas la force de s’unir ; elle, la cuisinière, était morte un peu après leur départ, comme désertée, et il ne s’était jamais soucié de ce qu’il advenait de la ville, en avait vraiment, comme il le pensait avec un sourire de travers quand, par hasard, elle revenait au détour d’une conversation, secoué la poussière.

Et c’était avec un petit sourire, fort de son indifférence, qu’il avait accepté de revenir, puisque l’écrivain qu’il devait interroger y résidait, mais en fait depuis l’époque de son évasion, même s’il était maintenant bien ancré dans la ville jusqu’à lui redonner un semblant de notoriété. Il a pourtant eu un léger, bien vite refoulé, mélange d’appréhension et d’attendrissement quand, passés les abords disgracieux tels qu’ils se répètent plus ou moins de ville en ville, il a vu glisser le long de la vitre du train les premières maisons du centre, familières ou nouvelles bien que déjà usées.

Il a déposé sa valise dans un hôtel près de la gare, banal et inconnu, relu ses notes, mis dans sa sacoche le dernier livre de l’auteur et par des rues qui n’éveillaient que très vaguement des sensations passées, l’a rejoint dans le grand café ouvert sur la grande place ensoleillée qui, elle, l’a frappé le temps d’un éclair comme une brusque remontée de sa faiblesse hargneuse et désespéré, son insignifiance, ses élans enfouis, avant que s’impose le regard sur elle de l’homme sans grande envergure mais serein, heureux par delà les petites difficultés inévitables, qu’il était devenu, celui qui maintenant entrait dans le café et n’avait plus de pensée que pour ce visage, ce corps un peu tassé, le sourire d’accueil ébauché dans des yeux vers lequel il se dirigeait.

L’entretien a commencé lentement, conformément à sa réputation l’écrivain était aimable, apparemment ouvert mais taiseux, non qu’il déteste ces interviews, même s’ils étaient toujours une obligation, parfois dangereuse quand il rencontrait un interlocuteur bien documenté mais parfaitement étranger à ce dont ils parlaient, mais parce que simplement il pensait n’avoir rien d’autre à dire que ses livres , mais était-ce le plaisir évident que lui, l’interrogateur, avait pris à cette lecture, la sensibilité de ses questions et relances, la connaissance réelle du reste de l’oeuvre, était-ce une curieuse bienveillance à son égard de l’auteur, peu à peu s’établit un vrai dialogue, avec des évasions sur tout ou rien, des tout ou rien importants, non sans liaison avec le climat du livre, du temps et du lieu où il avait été écrit, et des plongées profondes et fouillées dans l’ouvrage.

Il se levait, satisfait, remerciait, s’entendait répondre par des remerciements au lecteur qu’il était, suivis de «et si nous déjeunions ensemble ?» et puis «je sais que vous avez grandi ici oui je m’étais renseigné  j’ai mes habitudes dans un petit restaurant, très agréable, calme, seulement il est très proche de votre ancien quartier, ce qui pour un temps fait perdre un peu du charme de l’environnement, maintenant qu’il donne sur un terrain provisoirement vague, désolé, et je crains que cela vous soit désagréable»… Il a accepté, sincèrement ravi de ce prolongement plus détendu, surpris et un peu agacé d’être en effet un peu choqué par ce que signifiait la fin de la phrase.

Ils sont partis par les petites rues de l’ancien quartier noble, entre des maisons splendides ou fatiguées mais encore fières, des dix huitième et dix neuvième siècles, certaines plus anciennes, d’autres portant la trace de modifications-embellissements autour des siècles. Le restaurant occupait le rez-de-chaussée d’un ancien hôtel d’un bon classicisme un peu banal, en grand besoin de ravalement.

Le patron, qui faisait de sa normalité extrême un style, une parure, a accueilli chaleureusement l’auteur et puis regardant son compagnon «je crois que je t’ai connu, toi, tu n’es pas un fils X ?» et suite à un hochement de tête un peu agacé «tu dois être le plus jeune, moi j’étais en classe avec Jean, l’ai revu quand il est venu pour la vente… ah mon pauvre tu vas voir, elle n’est plus là la maison, ni les autres d’ailleurs, j’ai mis des rideaux  et il en soulevait un pour montrer un grand espace vide, un sol mouvementé, pierreux et en bordure, de l’autre côté de la rue, trois grandes remorques pleines de débris et gravats  parce que c’est pas heureux comme vue, et cet été pour ma terrasse, même avec une haie de feuillage, peur qu’il y ait trop de bruit  bon après ce sera bien, ils reconstruisent, et puis y aura des clients» et l’autre «les séduire… tu auras des voisins plus riches mon ami  c’est pas mal d’ailleurs ce qu’ils font, pas trop clinquant, pas trop copie d’ancien, mais certainement pas pour ceux qui habitaient là… si vous aviez du temps vous devriez aller voir le projet» «sais pas si j’en ai envie»

Le sentiment inattendu d’un regret.

En sortant se sont plantés devant une des bennes, et comme en riant l’écrivain prenait une toute petite pierre perdue parmi les gros débris pour servir de presse papier, il a eu un rire presque franc, même si le ricanement perçait dessous, et a choisi, lentement, parmi les morceaux de poterie, un fragment de tuyauterie parfaitement découpé et bordé d’un large ourlet.

 

Texte et photo : Brigitte Celerier