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l'hôpital-3

Couloir grand ouvert, la porte ne se ferme jamais. La chambre est une cabine d’essayage avec des rideaux crème qui cloisonnent le monde, des cache-fesses, des langes dernier cri. Le couloir, bruyant, clinquant de chariots, de roulottes à rata et de toute une batterie d’écuelles et de vases à pisse, caisses claires et cymbales. On écoute la route en lieu et place de la faire. Je glisse mon oreille le long des tentures. Je passe et me voilà rampante indiscrète à la porte suivante béante elle aussi. Un lépreux l’habite, seul, comme un mauvais génie contagieux dont on se préserve en le tenant à la laisse d’un lit cage. Il crie. Des grossièretés puis sur une variation modulée de sons moelleux il énumère des prénoms féminins qu’il laisse filer dans le silence comme des appâts à infirmières. Josette ! Francine ! Marguerite… Rôle mille fois répété avec son troupeau de vaches sans doute. Il frappe de ses cannes sur le sol il rosserait bien une de ces nonnes indisciplinées et rebelles qui viennent par derrière lui prendre la température ou lui perforer la couenne d’une aiguille de vétérinaire. Il crie « Au voleur ! Au voleur! Au secours ! Au secours… » et cela fort et loin, jusqu’a des stations de Securitas qui viennent le ligoter à nouveau à son matelas.

Ce matin, il a trouvé son arme absolue. Après le couteau de son repas et la béquille javelot, la menace terrifiante d’efficacité est tombée. «Vous venez, nom de Dieu ou je chie dans ce putain de lit ?»

Sa figure rouge enfle, ses yeux proéminents de jubilation. Bouche fermée, il serre entre ses dents un cri de guerre gargantuesque HAN HAN. On sait que le monstre est en train de sortir de sa cellule. Le bruit monte comme une libération post-régime dictatorial. Il grimpe tandis que le faramineux malade de la chambre voisine se dresse sur pilotis. HAN…..

Trop tard mesdames, ce qui est fait est fait et bien fait.

Sur mon radeau à roulettes, je me surprends à rêver. Combien de fois ai-je seulement osé contredire mes propres limites? Passer outre. L’eau de la pièce est limpide. Rien ne la trouble, à peine un rêve qui aurait invité l’indécence, à peine une bagarre, une opposition. C’est un miroir sombre et lisse qui me redonne mes traits tels quels. Je n’ai pas de face cachée.

Ou alors suis-je entièrement autre, comme le brave type d’à côté qui sort par les serrures Alzheimer, comme une odeur de merde et d’affront?

 

Texte : Anna Jouy
Image : Asantelli Photo