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Les parois sont brillantes. Les alpinistes du bâtiment ont lavé les vitres de la façade. Elle reflète la ville, les voitures, les arbres et surtout le ciel. Verts, bleus, roses et puis aussi gris, selon les heures de la journée. Mosaïque magnifique, palette impressionniste. Elle donne cette aura de mystère à ceux qui y travaillent. Il a repris le chemin de la ville. Sac au dos. Il marche. Il s’assoit parfois. Et donne à manger aux oiseaux sur le trottoir. En passant. Comme pour les retenir. Car eux aussi ont déserté la ville. Elle met des haut-parleurs pour les éloigner. Que devient donc la ville vidée ainsi de ses oiseaux ? Par crainte d’abîmer la tôle des voitures, ils ont chassé les pigeons, les étourneaux et puis les moineaux. Plus de volatiles. Plus de chats. Plus de chiens errants. Que dit le service d’hygiène ? Ils ont fait tant de réunions pour le décider. Il n’y a pas si longtemps, il n’avait même pas le temps de penser à tout cela. Derrière l’angle, au dixième étage. Un bureau donne une vue panoramique sur toute la ville. Dans ce regard magnifique. Qui donne à celui qui l’habite une impression de liberté. Et de toute puissance. Il y a dans la pièce une grande table ronde et des chaises autour. Lieu de concertations. En temps réel. Est-ce là que tout a commencé ?
C’est une entreprise qui prospère. Elle avait dans ses équipes, un jeune cadre dynamique. Trentenaire, fraîchement sorti de son école. Embauché récemment. Il a des projets pleins la tête. Une âme d’entrepreneur, née dans une famille modeste. Il prend parfois des chemins détournés pour arriver à ses fins. Il est tenace, persévérant, fiable. Il fédère ses collègues. Et tous le soutiennent. Progressivement encouragé par ses réussites, il prend des décisions. Sa parole devient libre. Sa pensée inventive. Il développe des stratégies. Il ne craint plus de dire ses opinions au sein de l’équipe, encouragé par ses supérieurs. Il est vu de façon de plus en plus sympathique par le responsable du département, homme à grand charisme. Il ira loin ce petit, se plaisait-il à dire. Il est pour le jeune trentenaire, un grand frère, à défaut d’être un père, dans un monde dont il ne connait pas encore tous les rouages. L’entreprise réalise de beaux bénéfices. Une société d’audits est mandatée pour évaluer les manques, les réussites et les « peut mieux faire » de l’entreprise. Le jeune trentenaire les voit arriver, déployer leur analyse. Il donne son avis. Comme il le fait en réunion. S’oppose sur certains points. Mène une critique positive. Qu’il veut constructive. Et nanti de sa position, du soutien de sa hiérarchie, il va même jusqu’à s’opposer à certains points que propose le grand groupe d’audit. Le directeur de mission du groupe d’audit le rencontre. Il le remercie pour ses idées. Il le félicite. Il lui dit même qu’il va s’en inspirer. Le jeune trentenaire voit son responsable de département, le lendemain. Ses positions sont déjà beaucoup plus nuancées vis à vis du groupe et des audits.
Le jour suivant, il déjeune, invité par le directeur de mission. Ce dernier le fait rencontrer des responsables de grands groupes. A la fin d’un repas fort agréable dans un restaurant de renom, ils se retrouvent en tête à tête. Il lui propose une place dans sa société de mission d’audits. Il lui dit en se penchant familièrement vers lui, , sourire embrumé, mezzo voce, qu’il a des compétences qui peut-être ne sont pas assez reconnues dans son entreprise. Son salaire se voit largement augmenté. Le jeune trentenaire signe son départ pour la nouvelle société d’audits. C’est pour lui, une nouvelle vie qui commence. Avec une stimulation intellectuelle intense. Et son investissement pour sa nouvelle société ne fait que croitre. Le directeur de mission est un homme ouvert, cultivé, sportif. Ils se découvrent de nombreux goûts communs. Ils deviennent même amis. Partagent des week-ends ensemble.
Six mois ont passé. Le responsable de son ancien département des ventes le croise un midi dans la rue, près de l’entreprise qu’il a quittée, il y a quelques mois. Sac sur le dos. Assis sur un banc. Il donne à manger aux oiseaux. Il semblait avoir du temps.
Comment vas-tu ? Ah ! Je suis heureux de te voir ! Que deviens-tu ?
Le jeune trentenaire lâche après un long silence.
Six mois après, tu sais celui qui était venu dans l’entreprise, celui que je croyais être un ami, c’est lui qui m’a dit, eh bien on croyait en toi, en fait t’es nul. On n’a pas renouvelé ton contrat. Le matin, je me lève, je quitte la maison, ma femme croit que je pars au travail. Je n’ai pas eu le courage de le lui dire. Je ne l’ai dit à personne. Tu es le premier à qui je le dis. Comment vas-tu ?
…
Vous avez modifié les programmes selon ses préconisations ?
Oui, oui, cela s’est fait doucement. Personne n’avait rien à redire. Alors comme tout le monde était d’accord, cela s’est mis en route.
…
Les parois de la façade deviennent grises quand le soleil du matin disparait. L’automne est là. Feuilles rousses, vignes vierges contre les murs, frissonnantes dans le vent. Elles racontent un temps parallèle. D’une nature délicieuse. Volubilis. Couleurs florales. Grimpantes en ses jolis quartiers saisons. Il avait oublié qu’il aimait la nature. Il déambule dans les rues, observe les arbres, les mauvaises herbes à même le trottoir. Imagine des façades végétales. Des potagers surnaturels qui nourrissent la ville. Ses rêves habitent les trottoirs. Une végétation inconnue envahit les rues. Une jungle phosphorescente, pourvoyeuse d’une faune et d’une flore inconnues, se développe sans crier gare. Elle est partie à l’assaut du ciel. Des silhouettes familières dans le quartier disparaissent. Certaines prennent des formes étranges. Affublées de têtes inconnues. Des renards, des loups, des écureuils volants. Tous peuplent une ville nouvelle. Invisible aux yeux du quotidien. Il attend le soir avant de rentrer. Il a le temps. Personne ne sait. Il passe devant l’immeuble. A l’heure habituelle de sa sortie du travail. Pour rentrer tranquillement à la même heure. Le bâtiment lui parait étrange. Avec des allures de vaisseau fantôme. Il imagine à travers les fenêtres, la vie de la journée qui s’y déroule. Madame X sans doute à sa réunion tardive. Mr Y et les collègues. Café. Réunions encore. Lueurs bleutées dont il ne fait plus partie. La vie continue. Il a rendez-vous.
Texte : Lan Lan Huê
Photo : copyright B. Monginoux , www.photo-paysage.com
l’ordinaire auquel il faudrait se faire
les mots sont comme les paillettes de ciel de ce gratte-ciel , comme les paillettes d’un kaleidoscope. je lis et en moi tant de nouvelles images