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pour mon fantasme

J’avais deux rêves, enfant, l’un qui s’est effondré rapidement dans la modernisation du monde : être poinçonneur dans une station de métro peu fréquentée, installée dans mon petit espace, dérangée épisodiquement, juste ce qu’il fallait pour sentir passer le jour sans en être obsédé, par un bras me tendant un ticket, un échange de bonjours ou un bonjour qui se perdrait dans le silence ou une conversation (en ce cas il y aurait deux bras) et puis celui là qui ne s’est jamais totalement effacé :

Une maison, grande au risque d’y être seule, sans doute, mais peut-être sa taille irait-elle avec descendance ou autre..

Mais surtout – outre, éventuellement, une ou deux cheminées tirant bien, une ou deux consoles anciennes parce que j’ai toujours eu goût pour elles, et bien entendu les meubles, fauteuils, tables qui vont avec, et même bibliothèques et lits – une armoire, une grande armoire, pas, malgré leur splendeur, un de ces monuments opulents des vieilles demeures alsaciennes ou des pays flamands – me souviens dans un musée de Strasbourg de mon ébahissement et puis de mon choix délibéré de tirer fierté de notre humble austérité, ou discrétion – ni, malgré ma tendresse pour une qui ne trouvait place dans aucun de nos appartements, à nous les descendants, à moins de lui enlever sa sobre et gracieuse couronne, une de ces armoires lyonnaises qui se parent de la beauté du bois et de la souplesse grasse des volutes et feuillages du dix-huitième ou du tout début du suivant – la bourgeoisie provinciale, même fort fière, ayant toujours quelques années de retard. Non, quitte à rêver je ne vais pas me limiter, j’imagine une pièce lambrissée, et les armoires qui en feraient partie, encadrant une grande table face aux fenêtres et à leurs jalousies, et occupant le centre des deux autres murs, armoires et lambris en harmonie, peints de bleu très clair ou de vert céladon, avec des moulures baroques blanches. Et comme, évidemment, nous serions en Provence, et dans une pièce qui se veut de service, le plafond n’aurait qu’une couronne simple de gypserie autour du point lumineux central (lui je ne le vois pas, ce ne serait sans doute pas un lustre, peut-être une lanterne très simple, sans fer ouvragé) et le sol, légèrement irrégulier, les poutres quoique encore solides manifestant leur âge, se contenterait de tomettes palies,

Mais cela n’est que le cadre, et le plus important, l’objet de mon rêve, c’est le contenu, du linge, hérité de génération en génération, en telle superbe abondance que certaines pièces n’auraient encore jamais été dépliées et utilisées – d’autant que pour certaines des femmes qui se seraient succédées, surtout dans le dernier siècle, ces piles seraient là comme un trésor, une présence, une assurance, pendant que seraient entreposés, en partie basse des meubles, des draps housses et des draps multicolores en coton mélangé pour l’usage.

S’empileraient les draps blancs damassés ou unis, en percale de coton peigné, en très fin satin de coton italien, et puis en beau et lourd métis, en fil de lin et pour quelques-uns, plus récents, en chanvre lavé, des draps ornés de jours de Venise ou avec simplement des liserés en double bourdon ou jacquard, quelques uns bordés de dentelle de Calais faite à la main, avec parfois des initiales dont on chercherait à quels noms elles correspondent en remontant dans la généalogie, quelques draps de soie aussi pour se laisser aller à une ironie méchante – et puis dans de grandes boites sur le rayon le plus haut, que l’on ouvrirait pour des cadeaux, des draps de berceaux en linon aussi délicats que les peaux de bébé.

S’ajouteraient bien entendu des services de tables damassés, brodés, ou autres – quelques nappes de dentelle ancienne, quelques nappes d’indienne fleurie, alsaciennes ou provençales – des couvertures moelleuses et légères, des draps et serviettes de bains de toutes tailles en éponge épaisse ou en nid d’abeille. Mais le principal ce seraient les draps….

 

 

Texte et photo : Brigitte Celerier