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Je rêve de mémoire…

Passer devers la nuit par les épaules en espérant qu’elle vous tienne chaud. Passer la tête, les pensées les unes après les autres, tant de mailles, boucle dans boucle, qu’il me faut étirer pour en faire une écharpe, un col sage à ras du cou. Naître le soir de plus en plus vite. Rompre les membranes, glisser avec ces longs instants de peur de rester ainsi au goulet du rêve, la corde autour. Qui enterrera ma ceinture de chairs dans un jardin? Quelle magie noire ou blanche se hissera alors hors des lucioles pour atteindre les graves obscurités? Je répète ainsi ma naissance à la mort avec une application de petits souffles inquiets. Ne pas propager la douleur, la contraindre entre lèvres et fond de gorge. Modestement apprivoiser l’utérus où l’on s’en va.

Tant de choses à muter, prendre peau. N’est-ce pas ce déshabillé de vrilles et d’encre qui  détoure nos ombres ?

Rédiger
Chaque jour un peu
Plus neuf plus
Et passer dans sa gorge  par filets
Par petites gorgées d’eau
Une joie encore trouble
L’eau finit toujours par faire des tissés du sable
Des écrits alluvionnaires qu’on se passe de berge en berge
Prendre peau
Notre armure de lumachelles
Quelques nacres secrètes
La tristesse perlière
Sur le fond de la langue

Je me souviens, je lui en ai voulu de ne pas m’aimer. N’étais-je pas après tout sa fervente, son exhalaison de feux? J’éventais sous le doigt des parfums comme des créances dans les mailles du vent. J’avais  des étuis pleins de ravissement, des corolles en cornets inondés de surprise. Je ployais le matin des fruits mûrs de la nuit.  Je songeais que c’était un monde facile, une évidence. L’amour comme un ciel gâté.

Je me souviens, j’ai pris la charrette grise, fallait bien rouir ces tiges de bleu, plantées dans mon chant. Laisser le jour faire ses oracles et disséquer mes boiseries. Je cherchais à grands coups de batte à briser mes chaînes, l’écorce saignante. Assurément c’était dur et il a fallu user de temps et de fouet pour en venir à bout. L’amour  implant détruit.

Je me souviens, j’ai  inversé mes racines, mes cheveux ne valaient plus un ange.  Sécher,  mûrir, fragiliser le jardin jusqu’à l’aubier des fleurs. Maintenant me restent quelques tendons de lin, brillants étranges. Du fil sur lequel on ne marche plus mais qui me fait tout autour comme un tissu d’amant et de mots.

Mémoire, sais-tu que je te pense en creux, en trous, en vide, que je te convoque à ma table pour évoquer l’épars? Viens t’installer et n’aie pas peur, je ne te veux pas de mal. Juste te dire. Il y a tant. Tes lèpres lumineuses, tes mites, ces dentelles sur ma parole, je les connais et les aime. Tes trous, tes épines, tes broussailles, et l’autre jour je te cherchais, je le cherchais à travers toi, le disparu.

Tu le réveilles, il fait comme si de rien n’était, il n’a pas froid et il nous parle. Comme si la mort était passée sans le toucher. Tu le réveilles intact, et pourtant différent.

Il a revêtu cette chemise parfaite et des traits bien coupés, cousus à même ma peau, sur la bête amoureuse. Il est brûlant. Il est le père le frère l’enfant, il est le regard qu’il lançait et la main avancée, il est le dos qui va en s’éloignant. Ses préférences. Sa voix. Et lui, petit, que je ne connais pas.

Mémoire, je sais, tu le gardes, multiple, varié, ce que j’en savais et pareil tout ce que de lui je n’ai jamais compris et comme tu te maquilles en le montrant, robes de chair, ou coques d’étincelles brillantes d’insecte au soleil, ce que tu offres et changes en un instant. Tu fais de l’absence des moires et le catalogue vertueux du bonheur. Pourtant, je voudrais parfois laisser « fieler » mon chagrin, la perte.

Tu te tiens grave et tu restes debout. Tu ne juges plus maintenant. Tu tisses et tu détricotes, tu brodes le motif et tu coupes ses fils, inlassablement, comme on veille. Toi étamine qui laisse couler les fleuves et garde les prunelles des beaux jours, dans l’étoffe du temps. Tu m’insupportes. Une étourdie de mauvaise foi, quand tu fabriques du sable avec des riens, ou des pavés dodus, des crasses, quand ton nom est Mensonge. Quand je te pense fiable et que tes clichés ne sont que travestis, images botoxées et légendes en silicone. Et ces flous que tu laisses, volontairement, cette pellicule indécollable, cette crasse diaphane, et qui mangent la moitié des gestes et creuse les visages, ça fait sombrer les voix.

Combien de cloche-pied sur tes absences, combien de sursauts claudiquant pour remonter le cours de ma rivière ?

Texte : Anna Jouy
Image : Mémoire vive, Jean-Pierre Humbert 1996, Lithographie et sérigraphie, Fribourg, Suisse