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Aedificavit 6

Il est notoire que rien de tout cela n’arriva. Mais ici plus rien n’a de sens et moi-même je ne suis pas convaincue de croire ces rêves. Mais cela, cette assemblée, ce départ, cette terreur ne se détachent pas de la nuit. Ce ne sont pas des images fausses et inventées. Ce ne sont pas des images, ou alors c’est confondre la réalité et le réalisme et tout ce genre de choses : nous vivons comme de mauvais artistes, accusant une ligne d’être droite alors que des mains l’ont courbée. Les marches d’escalier ne s’usent-elles pas sous les pas ? Accusant le jour de se lever de la nuit, alors que les unissent des gradations incessantes. Rêves nocturnes, infinis, fallacieux, qui pesez sur nos jours, qui appelez en nous des visages que nous croyions avoir oubliés, vous rêvez, silencieux ou bavards, et les espaces s’étirent : “j’ai tendu des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse”. Saurons-nous comprendre ?

Pourquoi meurent-ils de ne pas vous accomplir ? Ils se réveillent, harassés de leurs rêves, de leurs accords défunts. Pourquoi meurent-ils alors ? Ils meurent au petit jour, quand l’aube pâle rappelle leurs rêves à elle, si fallacieux qu’elle les efface. Il paraît qu’ils meurent sans les accomplir. Ainsi les rêves s’éloignent-ils dans la fosse commune. Ils ne parvenaient pas à les oublier. “Moi seul je sais ce que j’aurais pu faire ; pour les autres, je ne suis qu’un peut-être”.

Pour tous, l’incertitude tremble. Il n’y a aucun biais qui permette d’oublier ces rêves réduits au silence. L’avenir ne viendra plus, vaincu. Et ils mourront. Eux comme nous. Eux comme moi. Se peut-il qu’ils meurent, s’enterrent et se laissent ronger par des images, des spectres, des ténèbres. Se peut-il ? Alors les rêves se désarticulent parfois, les mains fatiguées, la nuit avance, les mains fatiguées ne les retiennent pas. Elles les laissent se briser en éclats. Les rêves morcelés ne se suivent pas. Les images se heurtent. Mains fatiguées, usées mais non vieillies. Les images s’entrechoquent, se perdent, la nuit s’avance tant et tant, le rêve s’avance et ne s’avance pas, reflue, les images tombent en ruines, en lambeaux, images atroces, nous les dirons pas. Elles se tendent, comme des mains suppliantes et menaçantes, menaçantes, tendues comme des mains. Le regard ne glisse plus, se heurte, s’entrechoque, sur un rêve de gisant. Peut-être les gisants dans leur calme posture, gardent-ils les yeux fixent sur une image atroce. Rien ne détourne leurs regards. Hamlet sans doute rêvait ainsi mais il ne rêvait pas.

Souvenons-nous. Voyons.  Il faut les faire advenir, revenir. C’est ici que commence la lente incantation, mais aura-t-elle un lieu ? Non pas incantation. Il y faut moins de servitude et d’avilissement. Nous ne marcherons pas derrière les cortèges funèbres où des pleureuses incantent un défunt aboli. Valse et vertige, certes, mais non pas langoureux. Une valse décomposée aux accords de peur et d’échos qui se répètent inlassablement, qui se répètent et s’entrelacent, un rythme inachevé et toujours différent. Il serait facile ici d’adopter les trois temps mais les phrases s’entraînent et nous n’en voulons pas. Très certainement l’écho guette nos pas, nous trébuchons sur la pierre saillante et lisse, et la marche était saillante. Il arrive que les pierres lisses et saillantes déchirent les chairs. Le silence est tapi dans ces musiques désarticulées, les phrases descendent infiniment, l’orchestre, la mesure sont perdus, se précipitent et le gouffre qu’ils ouvrent des âmes mortes parfois l’ont souffert. Les instruments s’y perdent. Il se pourrait qu’ils s’abolissent. Et tout s’est redressé, ils les a retenus.

Je ne peux pas toujours tout commenter. Je ne peux pas dire mieux que ce que j’ai dit, déjà. Il y a si longtemps. Je ne sais plus à quoi servent les italiques, sinon à faire le lien avec le présent, à relier le passé et le présent, et à vérifier que je peux reprendre la main, que je peux revenir ici et maintenant après être retourné si loin, dans le temps, dans le passé, les italiques servent seulement à cela, à revenir, à se retrouver dans le présent. À vérifier qu’il est possible de procéder ainsi, continuellement, à ne pas se perdre. Mais il n’y a rien d’autre à dire, sinon peut-être cette musique qui me traverse l’esprit quand je me relis. Cette musique … toujours elle. Elle revient. Elle est immense et terrifiante, tout à la fois. Comme la nuit. Cette musique : comme la nuit. 

Texte : Isabelle Pariente-Butterlin