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          1er juillet : derrière les persiennes, un mouvement. Dans l’ombre du jour encore jeune, immobile, je guette. La vie. Elle va ouvrir la fenêtre, laisser le soleil entrer dans ses murs, et la musique bientôt s’en échappera. Depuis toujours, il en va et sera ainsi de cet échange harmonieux des entrées et sorties : ça naît ça meurt, la nuit le jour, l’ombre la lumière, le silence et le bruit… Seule la musique change. Hier, Suite n°4 en Ré majeur de Marin Marais pour basse de viole et clavecin, aujourd’hui… que me réservera-t-elle ? El Cancionero de la Colombina ? Comme lors de notre scène de première vue, depuis combien de lunes déjà ? Nos cœurs se rencontrèrent. Le frémissement qui nous parcourut à ce moment-là ne vint pas seulement du mistral. Mais foin du passé simple, vive le présent ! Pour l’heure, ni musique ni fenêtre ouverte sur la place. Un silence de mauvais augure troué par quelques voix qui s’élèvent. Les stands commencent à se monter.

Derrière les persiennes, au deuxième étage un autre mouvement. Si fugace que je me demande si je n’ai pas rêvé. J’imagine le pire. La scène à laquelle j’ai assisté hier refait surface. Non, ne pas penser. Dénier à l’insoutenable de prendre forme d’image. Se concentrer plutôt sur l’affreux clébard qui s’avance vers moi, la démarche de guingois. Il lève la patte et urine trois gouttes sur la table des carnets de voyage. Aujourd’hui commence le Festival des Carnets. Une femme corpulente hurle et frappe fortement du pied pour le faire déguerpir. De fait, il m’oublie. Ça m’arrange. Je fais à la femme un signe de reconnaissance qu’elle ne voit pas. À moins qu’elle ne m’ait pas reconnu. Elle m’a pourtant portraituré l’an dernier à la même époque sur un carnet qui est devenu le sien. À la belle à la persienne. Passons. Je ne m’attache pas à ce genre de détails. Je ne m’attache pas. Immobile, je reste transparent. J’ai tout mon temps.

Toujours aucun signe de vie au deuxième étage. Il manque une baguette à la persienne de gauche, la troisième en partant du bas. La nuit, on y aperçoit la lumière de la pièce à vivre. Il a fait si lourd hier qu’elles n’ont pas été soulevées une seule fois. Il se pourrait que celui qui hurlait hier, celui qui lui dénie toute musique, l’hystérique qui lui jetait à la figure des noms d’oiseaux, oh non… Il se pourrait que jamais plus elle ne soulève les persiennes de ses yeux sur moi. Il se pourrait… que je devienne fou ! Et je ne suis pas poète ! Me souvenir seulement de son apparition. Envisager sa disparition à lui. Prendre note, prendre racine.

1er juillet (samedi) 2017 : persiennes et fenêtres fermées. Céline meurt. Je nais le même jour, il y a cinquante-six ans tout juste. Mais je n’entreprends pas ce journal pour parler de Céline (comme à ces petits crétins du lycée). Ni de moi d’ailleurs. Ce journal sera mon ours. J’y transcrirai fidèlement les progrès du roman que je commence aujourd’hui. Le genre ? Une dystopie (m’y suis jamais frotté) Le sujet ? Dans un avenir post-apocalyptique assez proche – 2047 ? – quelques êtres humains ont survécu à une catastrophe (humaine/climatique) grâce à une poche de survie dans d’anciens tunnels reconvertis en cave affinant des fromages (ou des grands crus ?). L’un des personnages principaux, pragmatique, prévoyant et charismatique, parvient à convaincre ses compagnons qu’il ne peut y avoir de chances de survie que pour les êtres utiles. Les superflus – animateurs en tous genres, informaticiens programmeurs, scientifiques, artistes, écrivains, youtubeurs, coiffeurs et autres bouches inutiles – sont éliminés. Quant aux enfants, seuls les sérieux et les silencieux sont épargnés. On appelle les superflus les Zantro (la phonétique a détrôné l’orthographe), peut-être le titre ?…
Obligé de m’interrompre … le chahut dehors m’empêche de me concentrer. J’ai interdit à Céline d’ouvrir la fenêtre. Même fenêtres fermées on entend beugler le haut-parleur (le Festival des Carnets commence aujourd’hui). Pour ce que j’en ai à faire des réponses insipides des écrivains aux questions indigentes de l’animateur… Bien entendu, on n’a pas jugé utile de me convier aux festivités (que pèse, dans notre société, un agrégé de lettres modernes face à un expert en communication, sion – sion ?) ni de… [Céline vient de claquer la porte en sortant. Violente dispute hier. Elle ne veut pas admettre que j’ai besoin de silence pour écrire. Le clavecin et la viole de gambe me vrillent les tympans. Je ne supporte plus son Jordi Savall. Je ne la supporte plus, elle, surtout : elle a gâché ma vie ! Quand elle m’a dit que je n’avais plus de musique en moi, que ça ne dansait plus à l’intérieur, j’ai bien failli la tuer ! ]

1er juillet : derrière les persiennes, un mouvement. Je le devine, calme et tranquille, dehors. Il m’attend, s’inquiète peut-être. Non, ni attente, ni inquiétude. Il a tout son temps. Derrière la porte, l’autre. L’autre ? Celui que j’appelais « la moitié de mon nous », mon mi-nous, quand il savait encore sourire. Sourire, rire, danser, m’aimer. Il a oublié de n’être pas sérieux et d’avoir toujours dix-sept ans. Il a 56 ans aujourd’hui et pour la première fois, je ne lui souhaiterai pas ses 17 ans. De Rimbaud à notre rencontre, il est devenu Céline, le style en moins (je le soupçonne de s’être intéressé à moi pour mon prénom). Les autres que lui, ses élèves, l’éducation nationale, les éditeurs, la musique, moi, surtout moi, sommes responsables de l’échec de sa vie. C’est ma faute, s’il n’a jamais été édité. Encore faudrait-il qu’il écrive. Qu’il écrive vraiment. Il ne fait que noter des idées ou des débuts de textes sur des carnets qu’il garde précieusement… j’avoue en avoir parcourus quelques-uns espérant trouver un texte fort. En vain. Tout juste une jolie plume, parfois. Le plus souvent, il se laisse emporter par le pathos et l’auto-apitoiement.
Hier, chaleur lourde, moite, électrique. Ceci explique peut-être cela. Cette crise, hier soir… Non, je ne dois plus lui chercher d’excuses et partir pendant que j’en ai le courage. Bientôt les vacances pour m’organiser. Un seul être me manquera… malgré son portrait dessiné dans mon carnet (l’aquarelliste sera-t-elle présente cette année ?). Quel que soit le lieu où j’irai, c’est sûr, je retrouverai l’un de ses semblables. Mais sera-t-il fait du même bois ? Un rayon de soleil, traversant la persienne où il manque une lame, s’est posé sur mon carnet rouge. Dehors, la vie m’appelle.

1er juillet : derrière les persiennes, un mouvement. Une ombre. L’ombre d’une flamme. L’ombre d’un bruit. Au rez-de-chaussée, la porte s’ouvre. Sur Elle. Ses yeux sourient vraiment. Elle tient à la main un carnet aussi rouge que sa robe est orange vif. Je ne suis pas poète. On peut cependant lire les chants d’oiseaux sur ma vieille peau, la trace des saisons et les lunes passées, la lumière et tous les nuances de verts de mes feuilles. Donneur d’ombre et preneur de son – de la musique du vent, douce ou violente, à celle festive des pluies d’été – je garde note. Ces êtres fugaces et imparfaits qui traversent si vite la vie ne sont pas du même bois que le mien, mais ils m’ont parfois touché. Avec leurs mains. C’est avec leurs mains qu’ils lisent mon carnet en peau de vieil arbre. Mes feuilles forment feuillage à feuilleter et sur l’écorce de mon tronc j’ai tout inscrit. Elle sait me lire.

Texte:  Christine Zottele