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anna

Elle habite le 16. C’est la villa la moins bien entretenue. Il y a des arbres tout autour, alors vous dire le « chenit » que c’est en automne ! Des feuilles, rôties comme du vieux pain, changent de propriétaire au moindre vent et ornent des pelouses glabres de leurs dentelles enquiquineuses. Des bons du trésor dont on se passerait bien, car autant ils miroitent chez elle d’un or magnifique, autant ils se révèlent banqueroute et dévalués, aussitôt le transfert effectué. Tout le quartier en a sa part !

Au printemps, le gazon monte d’une baroque façon. Avec des lèpres de mousses, des rognures de plantes grasses, du pissenlit ordinaire. Les fleurs sont aussi sauvages que mauvaises, des herbes plus simplement, qu’elle cultive comme des ornements. On la voit bichonner trois pâquerettes et tourner de la tondeuse autour d’un bouquet de primevères.

En été, le balcon est garni de vieilles terrines moussues qui laissent passer entre les fers forgés des fleurs aussi décoratives que des pampilles en camelote. Et les marquises rayées d’une autre époque, que la voisine descend au moindre soleil et ne relève qu’à point de nuit, tendent leurs couleurs fanées comme de vieilles voiles de barques abandonnées.

En hiver, rien à dire, sa maison est comme les autres. Du moins tant que neige le veut.

Le décor planté, il faudrait dire quelque chose d’elle. Mais bon personne n’en sait trop rien. Elle vit une vie inconnue, qui la fait sortir de chez elle à l’aurore et n’y revenir que le soir. Le temps de faire son bout de chemin et hop c’est tout ce qu’il y a à voir :  plus de voisine. Pas un seul brin de jasette, pas d’échange de quelques recettes, pas de minuscules ragots qu’elle ramènerait du monde pour nourrir les braves langues de son quartier.

La lumière s’allume souvent la nuit. On l’entend jouer de l’aspirateur, ou alors du piano ou de la radio. C’est comme ça, il se passe des choses chez elle, c’est certain mais on dirait qu’elle n’existe que de nuit, comme si elle avait des choses à cacher. Et pourquoi pas d’ailleurs ?

Etre si peu sociale peut bien camoufler quelque chose, des sales manies, de la combine, des passions luxurieuses, des hobbys de joueuse, des penchants alcooliques. Et comme ça, ça fait son intéressante, ça se tient sur le côté l’air de rien, ça joue la fière quoi.

Les enfants passent parfois par sa pelouse en courant de peur de se faire bouffer. Les plus audacieux profitent de son espace parking pour entamer des parties de hockey ou de tirs au but. Les hommes lèvent le chapeau, les femmes secouent la tête. La voisine est à ménager, on ne sait pas quelle sorcière dort en elle. Elle est irrégulière. On ne peut pas dire qu’elle soit mauvaise ou bonne, intelligente ou sotte. On ne peut pas dire qu’elle vit ou qu’elle soit morte.

On aurait bien voulu savoir mais désormais on la laisse tranquille. Dans le quartier il y a bien plus étrange, bien plus inquiétant. Une autre femme vit au 16, qui ne sort jamais, dont on voit l’ombre ébouriffée la nuit tombante, dont on entend le cri de chouette à la lune qui monte, dont on imagine qu’elle est folle ou malade ou prisonnière qui sait… Son nom est sur la boite aux lettres. Anna Jouy. C’est pas un nom d’ici, non vraiment pas.  Alors celle-là, vous ne me retirerez pas de la tête que c’est vraiment du bizarre haute pointure…

 

Texte et dessin : Anna Jouy
Cette interprétation féroce et grimacière du voisinage n’est que pure fiction littéraire, naturellement