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Quelques mois plus tard, les deux chênes de la cour emmêlaient leurs feuillages davantage encore qu’au moment de la vente de la propriété. La tempête qui s’était abattue sur le pays les avait épargnés quand elle avait déraciné tous les arbres alentour situés pourtant sur le même couloir et peut-être les avait-elle rapprochés. Solène revoyait avec émotion ces témoins d’un passé où était engloutie la mémoire familiale. Le banc et les fauteuils de bois avaient disparu… La clôture à mi-hauteur d’homme séparait toujours la cour du pré où des vaches rousses paissaient tranquillement. A sa gauche, la façade de la fermette aujourd’hui trouée par une porte-fenêtre éclatait d’une blancheur factice : elle jura de colère ; à travers les larmes naissantes, elle savait bien le crépi grumeleux et jaune dessous, les fissures entre la brique et le torchis. Au moment de signaler sa venue, elle leva la main sur la droite vers la clochette de son souvenir et resta ainsi le geste suspendu devant l’absence de dispositif, tandis qu’au même moment la porte s’ouvrait sur une femme svelte, en tenue d’équitation, surprise de sa présence dans l’encadrement de la porte. Solène bredouilla quelques mots d’excuse, rappelant son appel et la proposition du propriétaire de passer ce jour-là. La femme activa la sonnette à gauche de l’entrée et lui demanda d’attendre son mari puis comme pour se justifier, elle ajouta qu’elle devait se rendre au haras.

Solène se demanda si la propriétaire ne se méprenait pas sur son identité, et si elle avait une idée quant à la raison de sa venue ; elle conclut que de toute évidence, cela lui importait peu. Elle patienta sur le seuil, détaillant le gravier blanc, visualisant la petite dalle de béton posée devant l’entrée durant des années, à laquelle était fixée une grille de métal destinée à gratter les semelles boueuses des sabots puis des chaussures. Perdue dans la remémoration de cette grille, elle fut tirée de sa rêverie par une voix. L’homme se tenait devant elle, jovial, la main tendue, et l’invita à le suivre sans plus de façon.

L’entrée étroite et sombre avait disparu. A peine dans la maison, le regard se perdait sur la droite dans une immense pièce éclairée par la baie vitrée, une salle carrelée, froide, blanche… Tout brûlait de blanc désormais ici. Le mur tapissé de bleu, aux patères accueillantes, débordant de manteaux, de parapluies et de chapeaux avait été abattu. Elle vacilla imperceptiblement. Pour retrouver son appui, elle ferma les yeux et l’homme s’inquiéta de son état. « Ah ! vous ne devez plus rien reconnaître ! Ça vous fait un choc ? J’en suis désolé ! » Elle s’excusa, et devant son désarroi, il lui proposa un verre d’eau qu’elle refusa aussitôt. En avant d’elle, la voix chantante de l’homme ne cessait de raconter les multiples travaux, le décaissement du sol ici, l’installation de matériau isolant ailleurs ou l’aménagement de l’espace. Quelques pas en arrière, elle promenait son regard sur la maison nouvelle, dont le fantôme surgissait de chaque mur, chaque plancher, chaque plafond. Il lui suffisait de fermer les yeux un bref instant.

La chambre parentale occupait les trois-quarts de cette nouvelle pièce, avec l’armoire en orme blond, le lit assorti, les rideaux lourds au tissu frappé de grandes fleurs, et elle revit ce matin d’août rempli d’effroi, la robe de chambre de son père abandonnée sur un fauteuil de velours rouge, le livre ouvert sur le chevet du côté où dormait sa mère, le désordre de la vie précipitée en quelques secondes dans l’inattendu ; elle revit le carrelage bleu du couloir qui desservait le séjour à gauche, avec sa cheminée simple, aujourd’hui prétentieuse – surmontée de deux personnages en biscuit coloré, le jardinier, la jardinière – autour de laquelle elle se tenait avec ses sœurs pour découvrir le nom donné à la maison par leur père en l’honneur de ses trois filles ; elle revit les larges dalles de pierre réchauffées de tapis élimés, le plafond de poutres peintes, mal dégrossies par endroits, puis la pièce attenante où l’on mangeait en famille, les meubles en noyer, les bibelots de verre ; le bureau ouvrant sur une chambrette éclairée par une fenêtre avec le pré pour tout décor ; la chambre verte au fond qu’elle préférait à toutes avec son lit haut et son matelas de laine, bosselé, et l’édredon jaune d’or qui rappelait les vacances de Pâques dans la maison des grands-parents ; la grande chambre installée dans l’ancienne étable – dortoir pour les petits-enfants –, à laquelle on accédait en descendant deux marches, transformée en atelier de peintre par sa mère ; la haute salle de bains noyée sous les miroirs, la cuisine aux meubles de chêne à chapeaux de gendarme désuets, et où le carillon sonnait chaque quart d’heure, la table ronde recouverte d’une toile cirée, les peintures sur les murs, la véranda d’où l’on admirait les asters bleus et roses semés sur le gazon et les deux chênes unis dans une même contemplation…

Plus rien de tout cela dans cette ferme quelconque, clinquante de mobilier neuf et sans vie. Elle osa une question, demanda à revoir le grenier. Un sourire spontané s’élargit sur le visage de l’homme qu’elle ne sut à quoi attribuer… Là encore il la précéda, montant les escaliers extérieurs qui avaient conservé la rampe métallique d’un vert pâle écaillé, s’excusant presque de ne pas avoir encore entrepris de travaux dans cette partie de la maison, puis il se tut d’un coup au milieu d’une phrase et s’effaça devant elle, d’un air complice. Que lui signifiait-il ? La grosse clé restée dans la serrure joua sous ses doigts sans effort, sans même un grincement. Solène détourna la tête vers l’homme mais il avait déjà disparu. Le plancher courait sur toute la longueur du bâtiment. Par les fenestrons en losange répartis sous les corbeaux de la toiture pénétrait une lumière dont les rais éclairaient à intervalles réguliers les lames disjointes. Elle y voyait danser des particules de poussière. Elle resta là, songeuse, un instant.

C’est ici que s’étaient entassées pendant des décennies des cartons de courrier, de papiers administratifs, de photos, de papèterie, de souvenirs de voyages… Le contenu d’une vie dans laquelle elle avait plongé pour tenter d’en comprendre les secrets. Là qu’elle avait retrouvé, annotée d’une écriture parfois illisible, la définition de la barbarie, extraite d’un vieux dictionnaire universel et dont elle se remémorait encore quelques passages « Là, règne le despotisme le plus brutal, la servitude la plus vile ; là se débattent les intérêts les plus sordides, les appétits les plus grossiers ; là tout ce qui est esprit, tout ce qui est intelligence est dédaigné… » Et en marge de la longue définition, des interrogations qui étaient autant d’allusions à la cruauté déployée durant les guerres fomentées par les hommes au siècle passé. Elle se promit de revisiter les notes retrouvées, de déceler entre les lignes la voix de son père, ses pensées, son cheminement, sa sagesse, peut-être, venue avec l’âge et la confrontation avec la mort.

Alors elle s’assit, le dos au mur de la façade, plongeant le regard dans l’obscurité du mur nord. Et elle pleura longtemps, silencieusement, retenant les sanglots par crainte d’être, au-dessous d’elle, dans la maison blanche, sinon entendue, devinée, découverte. Tout le discours de l’homme l’avait importunée, son comportement, ses excuses, sa sollicitude et cette fausse complicité. Lui qui l’avait assurée qu’il ne changerait rien dans la maison, qu’il la trouvait charmante ainsi ! Pourquoi était-elle revenue ? La mélancolie débordait d’elle ; elle lui lâcha la bride. Lavée de son chagrin, elle inspira profondément dans un soupir de soulagement, alors que dans le même instant, elle découvrait un point de lumière venu de l’endroit le plus éloigné d’elle, dans ce grenier vide et désolé. Elle s’y dirigea. Par terre, dans la poussière, une enseigne affichait en lettres noires sur un fond d’or patiné, le nom que son père avait donné à la maison quelques mois avant de mourir. « Les trois colombes ». L’avait-on vraiment oubliée ici au moment du déménagement ? Le propriétaire des lieux savait-il qu’elle se trouvait là ? Se pouvait-il qu’il ait deviné ce que venait chercher Solène quand elle-même l’ignorait ? Elle enfouit le bandeau rigide sous son blouson, soudainement réjouie, riant intérieurement de la rigidité de sa démarche, et s’éloigna rapidement de la maison, après un salut discret à l’homme debout sous les chênes centenaires.

Texte et photo : Marlen Sauvage
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