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aube

Naturellement le soleil se lève. C’est comme ça qu’on instaure la routine. Ce manque d’imprévu. Il faut pas s’étonner qu’ensuite, tout semble couler de source et qu’on finisse par se lasser. Naturellement, j’ai essayé de vivre autrement. Dormir le jour, vivre la nuit. Ce genre de choses qu’on fait en croyant tromper l’ennemi. Mais ce n’est que soi-même qu’on trompe. Et rien n’est plus désagréable que d’être pris à son propre piège. Jamais le matin n’a cillé en me voyant dormir. Il est imperturbable; c’est un ennemi qu’il faut admettre incontournable.

J’ai alors instauré un système acyclique. Des levers impromptus, des tombers de sommeil en cours de route. Mais l’épreuve d’ouvrir les yeux se révélait avoir toujours cet identique goût de café et de biscotte, avec ce bruit de chasse d’eau. Le corps n’était jamais dupe. Le soleil se levait, naturellement, lui.

Il me devint alors évident que là n’était pas le lieu d’agir. Que je pourrais tenter tous les coups d’états et du sort, un lever resterait un lever, avec juste quelques variations de couleurs ou d’obscurités. Je me mis à intervenir sur d’autres paramètres. Le jeu consistait à faire tout d’une manière différente. Je pris mon repas assise par terre. Je m’asseyais dans tous les coins de la maison, pour voir. Je dormis debout, écrivis couchée. Je sortis nue et mis ma doudoune pour l’intérieur. Pendant quelque temps, cela m’amusa. Je devais beaucoup réfléchir pour faire chaque chose différemment. Je me rendis compte pourtant que certaines affaires ne pouvaient guère être prises à l’envers. Ne serait-ce que manger par l’anus et tout le reste qui s’en suit.

Je devais mettre toute mon énergie à réinventer ma vie. Une invention de gestes, de lieux. Détruire tous les systèmes. Mon esprit lui-même devint suspect. Je m’aperçus que je pensais de manière identique, affreusement routinière. Que je mettais des mots les uns derrière les autres, que je faisais des phrases, que je parlais et qu’en général, on me comprenait. Je tentai de mélanger les mots, de les brasser et de les jeter sur le monde de façon aléatoire. Il fallait vraiment beaucoup réfléchir pour y parvenir. Mon esprit se fatiguait car il fallait secouer et secouer encore chaque parole, en espérant juste qu’à un moment chanceux, le hasard en mette les éléments de telle manière que les gens puissent saisir mon intention. Et encore!

Je me dis que parler était peut-être de trop, qu’il fallait donc cesser de m’exprimer. Que j’avais tout intérêt à tester le mutisme, qui dit tout, en ne fatigant personne. Je trouvais en effet le silence parfaitement reposant, une des rares choses qui m’était favorable en réalité dans mon désir de changement. Alors me vient l’idée qu’en lieu et place des gestes je pouvais là aussi pratiquer leur «silence». Je devins paralytique. Je restais ainsi des heures de pierre à ne rien dire et ne rien faire non plus.

Au début, je trouvais que je me reposais. Mais la routine revint. J’étais moi-même partout et toujours. J’espérais changer de corps, envahir un esprit, être la conscience de quelqu’un. Mais tout cela ne se pouvait que dans mon cerveau, une boite ronde et chauve dans laquelle je tournais en rond. Comme un soleil autour de la Terre.

Inévitablement, puisque je suis une instable, une agitée, un ressort, l’idée me vient de changer à nouveau, de briser l’habitude. Pourquoi pas, je l’avais déjà fait? Je me souviens de ce matin où je sortis un premier mot. C’était presque un mot en fait. Je dis: Heu… Et ce bruit à lui tout seul, se mit à fissurer mon sarcophage. Je sentis un frisson me lézarder. Je cassai mon bras en voulant le lever mais on me dit plus tard qu’il était naturellement comme ça, articulé et que ça se nommait coude. Je l’avais oublié.

Lentement, je me rééduquai à l’action, les gestes, la lumière. J’avais le sentiment de goûter à des choses étonnantes. Me revêtir pour sortir, m’asseoir sur des bancs, des chaises et non plus m’allonger dans les parcs ou sur le trottoir Sortir le jour, et m’enfoncer dans des draps frais pour dormir la nuit. Je me mis à regarder le soleil se coucher, à me dire qu’il était temps de faire pareil, et quand il se pointait j’ouvrais les yeux. Je pensais alors que j’étais moi aussi un astre lumineux.

Depuis je rayonne. Mais je crains sans cesse qu’il y ait un jour où le soleil s’oubliera entre ses draps de nuages et ne se lèvera pas.

 

Texte : Anna Jouy