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Le ravissement de Bạch Mai  à Vũng Tàu : un souvenir d’enfance, écrit en 2086 par une vieille femme de 80 ans (qui fut une petite fille de 10 ans avec de longues tresses en 2016 à Vũng Tàu ) 

Vũng Tàu  2016: c’était il y a longtemps, je crois, l’An du Singe joyeux taquin agile espiègle et c’était une station balnéaire de la jet-set de l’époque, un ancien village de pêcheurs sur une plage coloniale surnommée Cap Saint-Jacques. La saison sèche de ces années de l’enfance était torride. Nous étions à la plage. Même sous les parasols rayés de couleurs jaune rouge vert bleu, le sable était bouillant dès qu’on s’éloignait de l’eau. Le soleil immobile ne voulait jamais s’en aller, et brillait tant à me faire cligner les yeux.

Je me souviens encore et toujours de ce retour de plage : c’était juste au moment de la fraîcheur avant que la nuit ne tomba d’un coup, que la plage devint une foule joyeuse grouillante et hurlante. Rentrer pour une douche fraîche, enlever le sable si fin partout sur mon corps barbouillé de crèmes solaires anti-brûlures made in Indonesia, avant que mes parents nous préparaient cette éternelle soupe de riz aux champignons noirs aux poissons et crevettes saumurées au vinaigre.

J’étais une petite fille, 10 ans et comment t’appelles-tu ? Eh bien ! Réponds Bạch Mai quand la dame australienne te parle gentiment ! Sois polie ! Et parle dans sa langue que tu as apprise ! Elle s’appelle Bạch Mai car elle est née au printemps de l’An du Chien il y a 10 ans en 2006, une belle année très faste ! répondit fièrement ma mère à ma place comme toujours, et aussi pour montrer qu’elle était polyglotte même si elle ne parlait qu’à peine de façon hésitante une autre langue étrangère. Hors de la maison et de l’école, je ne savais que pouffer de rires, jouer à la timide, ou être toute sourire les yeux écarquillés avant de m’enfuir.

Fin d’une journée de plage… en week-end de fonctionnaires salariés d’État qu’étaient mes parents : le pays était communiste mais avec une croissance capitaliste effrénée (un pays à deux systèmes comme on disait) avec tous ces touristes blancs tout rouges de leur coup de soleil, à se marcher dessus sous la fraîcheur des ombrages en fleurs sur cette promenade en bord de mer se donnant un air de Côte d’Azur à la française de ces années 2000. Il y avait déjà à n’en plus finir des cafés, des restaurants de rue offrant toutes les arômes et saveurs des spécialités du pays sur un même trottoir, dans le brouhaha d’une foule de maillots serviettes salées et moites : j’avais quitté mon rire laissé sur le sable et jeté un dernier coup d’œil au château de sable de ma princesse au bois dormant s’écroulant sous les assauts répétés des vaguelettes qui l’inondaient.

Alors ? Bạch Mai ! Tu te dépêches un peu ? Que fais-tu encore ? me houspillent les Ray Ban plaquées or si fardées de ma mère qui paraît être une poupée en plastic avec son chignon banane… et mon père avec ses lunettes de myope, les dents toujours en avant sortant de sa bouche à demi-ouverte et son parasol en orchidées délavées jaunes sous l’aisselle, toujours occupé à humer les plats confectionnés en devanture aux yeux des passants et à détailler les prix affichés des crabes langoustes et mollusques de ces chics restaurants auxquels nous n’avions pas droit et où il y avait posées sur les tables de jolies nappes bleues ou blanches avec des fleurs de lotus des coquillages en rivière de table… Notre location en hôtel climatisé avec ses 3 étoiles vertes clignotantes, pour quitter la guest house de la crique devenue l’an dernier trop bruyante le soir car occupée par de nombreux étrangers occidentaux à la recherche du pittoresque et de l’inédit auprès de la population…, nous avait mis cette année-là en famine midi et soir, riz aux omelettes poitrine de porc haché sauté au déjeuner, puis au dîner des crevettes salées puantes en soupe.

Je me souviens qu’à l’époque si lointaine de ces années 2016, ces gens de l’Occident étaient seulement dans une crise pour l’emploi et le chômage : ils ne sont pas comme maintenant, à la fin de ce XXI ème siècle, dans un tel sous-développement avec des vagues de réfugiés sans bagage ni ressource, à la peau toute blanche aux cheveux et aux yeux si clairs, ne supportant pas le moindre rayon de soleil, fuyant la misère de leur continent en faillite : et dans ce changement climatique où leurs pays prisonniers d’industries moribondes délocalisées, d’une campagne désertée sans aucune ressource naturelle, ses habitants sont devenus si pauvres qu’ils partent mendier un espoir fou de sort meilleur pour leurs familles… en Afrique joyeuse, en Arabie milliardaire, en Inde de l’univers numérique ou encore en Asie commerçante. Quant à l’eldorado de ces Amériques du Nord et du Sud, depuis longtemps elles ont fermé leurs frontières.

La bride de ma sandale gauche s’était détachée en battant ma cheville : mon pied se retrouva dénudé avec son plein de sables mouillés qui piquaient entre les orteils ! J’avais mis alors un genou à terre et l’autre tout chaud replié contre ma poitrine et mon cœur qui battait encore à tout rompre à force de courir après moi. Ma serviette 4D Star Wars autour du cou en écharpe sur mes épaules pointues, je me penchais et je m’appliquais en tirant la langue comme à l’école à renouer ma sandale et cette vilaine bride, auparavant enlever ce sable qui piquait… Ce matin, je m’étais amusée à mettre du rouge à ongle de maman sur les ongles de tous mes doigts des mains et des pieds.

Avec ce soleil dans mon dos qui me brûlait, mon visage hâlé se croyait au frais: voilà que se déforma sur le bitume chaud du trottoir, l’ombre agrandie et joueuse de mes tresses longues et ondulantes de cheveux noir ambre tout en reflets grisés : douces, elles se mettaient, je me rappelle aujourd’hui, à fouetter mes joues et je m’amusais à secouer en toupie ma tête comme pour dire non à mes parents et je distinguais alors mes tresses, leurs ombres bouger et bouger, comme si je disais non de plus en plus vite avec la tête : et les ombres de mes tresses à tournoyer à danser en cadence sur le trottoir, à s’étourdir au rythme de l’oubli de ma petite sandale de cuir.

Alors ? Bạch Mai ! Mais que fais-tu encore ? Tu viens ou on vient te chercher ?

Le soleil soudain était parti comme d’habitude d’un coup de vent de mousson marine sur la mer, et les ombres envahissaient la ville, et mes tresses disparurent du trottoir. Je repartais en sautant sur un pied comme à la marelle, une main agrippant par la bride ma sandale délacée, l’autre happée par celle de ma mère en colère et je me mis à pleurer… larmes d’enfants et cris de parents partout en vacances de plage.

Mais qu’est-ce-qu’elle a encore ? Tu vas te calmer… oui ? Tout le monde te regarde ! Tu nous fais honte ! Je pleurais… car j’avais laissé mes tresses, leurs ombres effacées, déjà ce sentiment d’une catastrophe irréparable de la vie et mes yeux pleuraient sur mes joues les caresses de mes tresses. Je ne les reverrais plus jamais ainsi, et ce fut désormais à ce moment-là que le malheur devint une certitude.

Des années bien plus tard en 2036, j’étais revenue à Vũng Tàu : hors saison et seule, j’étais fille unique, restée femme célibataire sans famille après trois rencontres, parce que mes rencontres pour l’amour soi-disant se faisaient sur le peu de chose d’un désir qui rendait l’amour fragile, et puis aussi surtout parce que mon corps de femme ne pouvait pas porter d’enfant. Il y avait un bal sur cette même place publique ce soir là, une fête du  Tết d’un Dragon, et sous les cocotiers qui se sont rajoutés aux tamariniers d’antan, un pêcheur endimanché ne m’avait pas lâchée du regard. Puis prenant son courage à deux mains après une danse rituelle en groupe des chapeaux coniques, il m’invita à danser en duo une danse de ce passé, un rock’ n roll des années 1970 de l’autre siècle, de mes parents. Il m’avait marché sur les pieds voulant faire prouesse endiablée de pas fanfarons d’ivrogne et j’éclatais de rire aux sons des vieux banjos électroniques et des voix se voulant noires et éraillées qui emplissaient mes oreilles : je m’étais rendue compte, dans ses bras et son haleine de bière 33 et d’alcool de riz, que jeune femme devenue dans la vie interprète de cinq langues étrangères, j’avais toujours eu pour mon métier… les cheveux coupés très courts à la garçonne.

Alors en ce premier jour du Nouvel An 2086, ce 14 février de l’An du Cheval de Feu avec lequel le pays va fêter ses 111 années de réunification et stabilité… tapotant sur mon vieil iPad à écran souple made in India si lent avec son vieux millésime 2076, mes mains avec leurs rides veines et taches brunes sur la peau, éloignent les doigts du clavier et se surprennent à caresser les cheveux blancs clairsemés restants, devenus si fins et rares sur ma tête.

 

Texte : l’apatride
Photo : Anh Mat