Françoise

     Quand j’étais revenue si précipitamment dans la commune de mon enfance, ce jour-là, jour de tristesse et de désolation, je n’étais pas encore devenue une étrangère dans ces lieux parcourus tant de fois. Quand j’avais refermé pour la dernière fois la porte de la maison où j’avais grandi, je ne savais pas que je n’en franchirais plus jamais le seuil, que je ne ferais plus jamais de courses dans le quartier, que je n’aurais plus jamais l’occasion de flâner dans les rues du centre-ville. À aucun moment je n’ai décidé consciemment de ne plus revenir sur les lieux de mes jeunes années, alors qu’ils me paraissaient indissociables de ma vie. Je n’ai rien prémédité. Le fait est que je ne suis jamais retournée  physiquement sur les territoires de mon enfance. Comment l’expliquer autrement que par une sorte de force magnétique qui m’aurait repoussée à l’autre bout du champ de mon vécu, loin, très loin de mes premières expériences?

En apparence, rien n’avait changé. J’étais repartie avec le souvenir d’une ville intacte, ramassée sur elle-même autour de son centre qui en avait été pour moi le cœur battant. Mais elle m’avait déjà rejetée sans que je puisse m’en rendre compte, puisque je ne lui attribuais pas le pouvoir objectif de m’interdire de séjourner entre ses murs, à l’abri de son beffroi. Je crois même que pour me rassurer, tout au fond de moi, je devais penser qu’elle serait toujours là comme une bonne parente sur laquelle on peut compter, les bras ouverts et le cœur sur la main pour accueillir les oisillons perdus. Comment l’impossibilité du retour s’est-elle peu à peu imposée à moi?

Les événements récents s’étaient déroulés si rapidement et avec une telle brutalité qu’ils avaient repoussé d’un seul coup tout mon présent dans les zones définitivement révolues du passé, sans que je le sache encore ou que j’en aie véritablement conscience. Tout ce qui constituait ma vie à ce moment-là serait désormais à jamais inaccessible… Comment vivre séparé d’une partie de soi-même?… Vivre sans, ne pas, ne plus y penser, oublier, est-ce possible?…

Combien de fous, combien de marginaux, combien de personnes en mal de vivre ont simplement raté une marche dans l’escalier de leur existence? Il aurait souvent fallu de si peu pour qu’ils se maintiennent dans la trajectoire d’une vie libre !… Les accidents de la vie, perte d’un travail, d’un lieu de vie, séparations familiales, deuils, sont tous associés au phénomène de la disparition, autrement dit à un escamotage, à un vol de ce qui était vécu comme essentiel, comme fondamental, comme fondement de l’existence. D’un seul coup, tout s’écroule… Et ce n’est pas tant le passé frustrant qui est la cause de cet éboulis, que le présent défaillant qui n’offre pas le bouclier de ses anciennes promesses, telles qu’elles apparaissaient à l’horizon de ce futur proche devenu actuel…

Dans le creuset de la mémoire s’élabore une alchimie complexe dont les drogues diverses apaisent ou réveillent au contraire les douleurs profondes infligées par la morsure de ce qui n’est plus. Le temps se vit dans la durée, les morsures du passé atténuent leurs brûlures si le présent offre des onguents, le bonheur est possible si le passé et le présent s’équilibrent, mais si tel n’est pas le cas, le chaos s’installe…

Quelles sensations nouvelles ou anciennes ressentirais-je aujourd’hui si la possibilité m’était donnée de revenir et de déambuler sur le territoire géographique et physique de mes souvenirs oubliés? La multitude des fantômes abandonnés là-bas danserait sans doute la sarabande autour de moi à chacun de mes pas…

 

Texte et photo : Françoise Gérard