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Note : À l’adolescence, Sabine Huynh s’est retrouvée à la rue, après le divorce de ses parents. Aujourd’hui écrivain, elle évoque pour la première fois cette facette de sa vie dans un texte qu’elle a écrit pour soutenir le travail du photographe Marc Melki, qui s’attache à sensibiliser l’opinion publique sur le sort des sans-abris.
À Paris depuis presque une semaine pour le travail, je prends le métro tous les jours et je constate avec désolation que cette ville au ciel gris et ses lieux publics sont dépourvus de bancs où l’on pourrait s’allonger pour dormir. Je vis à Tel Aviv, une ville où l’on trouve des bancs et des sièges à tous les coins de rue, une ville où des bancs larges, longs, assez confortables, propres, souvent repeints, jalonnent les boulevards, offrant à quiconque en éprouve le besoin un moment, un lieu, de repos, décent. L’on peut aussi dormir sur la plage.
À Paris, le choc. Je ne vois pas de bancs dehors, ils semblent rares dans les jardins publics, et sur les quais du métro, s’il y en a, ils ne sont faits que de trois lattes étroites bien disjointes, l’ensemble d’une largeur à peu près équivalente à la longueur de mon iPad (25 cm. ?), avec la latte centrale surélevée de façon à empêcher tout corps de s’y allonger. Même s’y asseoir est inconfortable au possible. Si la banquette est en béton, on aura pris soin d’y coller, tous les 40 cm. environ, des carrés surélevés, empêchant ainsi de s’y coucher. Sinon, l’on dispose juste d’une barre en métal, inclinée si elle est plate, ersatz nu et froid où coller ses fesses. Mais d’habitude, c’est à une série de sièges individuels qu’on est confronté, à l’assise trop étroite, ou trop incurvée, encore une fois pour interdire l’allongement du corps en travers, sur plusieurs sièges, ou pour faire du repos une torture.
Pourquoi tant de haine envers les personnes qui dorment dehors parce qu’elles n’ont pas le choix ? Pourquoi cette absence totale de compassion ? Ce mépris du pauvre ?
L’autre jour, dans le métro, deux musiciens à l’air triste ont joué des airs enjoués au saxophone, du jazz américain. Lorsqu’ils ont quitté la rame, un garçon âgé d’environ dix ou onze ans s’est tourné vers sa mère et lui a dit : « Ah, enfin, les musiciens sales sont partis, on va avoir plus de place. » La mère a vu mon regard noir sur son fils. Elle lui a chuchoté mollement que c’était bien, la musique, pourquoi tu dis ça.
Hier, une jeune femme a traversé la rame avec un bébé mal vêtu accroché à son sein. Elle demandait des pièces pour manger, d’une voix douce et claire. Ses yeux souriaient sans cesse à son enfant. Les passagers la toisaient avec dégoût, puis s’échangeaient des rictus de connivence, ou bien ils gardaient les yeux rivés au sol. Les miens ont suivi la peau de ce sein offert, une peau de lait légèrement boutonneuse, salie à la fois par la crasse des mains qui l’agrippaient et par les regards qui le violaient. Bien que mécréante, j’ai prié mentalement pour que la force de vie de cette jeune mère perdure.
Dans son roman Feu pour feu, Carole Zalberg écrit : « Je ne me coucherai pas sur le goudron luisant de pluie. Je résisterai à l’idée pourtant soudain envoûtante de l’abandon » (Feu pour Feu, Actes Sud, 2014, p. 61).
Ces deux phrases m’ont frappée par leur justesse, car je sais bien qu’avant le moment où, trop faible, trop fatiguée, l’on consent enfin à laisser son corps s’affaisser dans une cabine téléphonique, sur un banc humide, ou sous un banc, sur le gravier constellé de mégots, ou encore sur le béton froid d’une cave d’immeuble ou d’un local à poubelles — mais où appuyer la tête, si fragile, où poser la joue, où ? Sur la main ? Sur l’avant-bras ? Et sentir sous sa paume les aspérités du sol, la poussière, les débris… C’est la paume ou la joue — on lutte, on s’oppose de tout son être à cette chute, à cette violence faite au corps qui, on le sait déjà inconsciemment, portera toujours en lui l’infâmie de cette dégradation. Les yeux resteront à jamais voilés des toiles d’araignée qu’ils ont regardées de trop près, pendant trop longtemps, les poumons étouffés par ces souvenirs gluants, par les odeurs, les oreilles resteront toujours à l’affût. Que peut faire une personne allongée par terre, immobile, sans défense, sinon enregistrer les moindres sons, sursauter au moindre bruit, trembler de peur et d’espoir emmêlés, accrochée à l’imminence d’un nouveau renversement ?
Parfois une odeur corporelle — celle d’un(e) autre qui vous ramène à la vôtre, ancienne, enfouie — vous chavire les sens et vous replonge dans ces moments subis qui vous dégoûtent de vous-même. Vous êtes obligée de marcher vite pour arrêter le tangage, de courir même, fuir, laisser le vent vous crucifier de part en part, pour ne plus rien ressentir de ce qui vous assommait, vous tétanisait, vous dérobait ce qu’il vous restait d’identité et de dignité.
Ne croyez pas, ne croyez jamais, qu’un homme à terre l’a voulu, ne laissez pas de telles pensées le fouler, le blesser encore plus qu’il ne l’est déjà dans sa chair et dans sa tête. Un homme, une femme, un enfant, au ras du sol, ont résisté jusqu’à la cassure avant de sombrer. Et même s’ils parviennent à s’extirper du gouffre, à vivre mieux, dedans le cassé déhanchera toujours leur vie, toujours. Quoi que puissent en dire les rêveurs, quoi que puissent en « montrer » les artistes qui créent l’illusion d’une liberté de choix, de la jouissance de jours sans entraves ni contraintes.
La rue est une prison. Il n’y a ni poésie ni espoir dans la rue qu’on subit.
Me sachant à Paris, Marc Melki m’a demandé de poser pour la série de photographies « Exils Intra Muros ». J’ai refusé, n’ayant pu envisager de faire semblant de dormir dans la rue, alors que je l’avais déjà vécu. Cela ne m’empêche pas d’admirer son travail. Qu’il en soit remercié par ce texte, que je confie aux Cosaques des frontières, un refuge pour les dépaysés, pour les sans-pays, les sans-abris.
Sabine Huynh
(Paris, 23 mars 2015.)
Photo (agrandissable par cliquer) : Marc Melki
Exils Intra Muros: http://exils-intramuros.org/
Diaporama : http://www.marcmelki.com/diaporama.php?id_reportage=14309
admiration toujours pour ces héros qui endurent – peine aussi quand on constate l’effet de la rue trop longtemps pratiquée sur l’un ou l’une qui est devenu familier – honte de se contenter de sourires et mots échangés en les laissant derrière soi
Et merci Sabine pour ce texte
ce texte m’émeut aux larmes…aux tripes.
A Paris, place de la République, il y a (depuis sa rénovation) de beaux bancs en bois, c’est assez rare pour le noter…
Merci pour ce texte (tous les jours on peut photographier des gens assis dans la rue, qui tendent la main).
Merci pour votre texte puissant qui nous permet d’entendre clairement et de redresser notre humanité avachie.
Magnifique. Un grand merci à vous qui secouez notre mauvaise conscience.
Quand on veut se débarrasser de la pauvreté , on s’arrange pour ne laisser aucune aire de repos pour les démunis..Paris, est devenue ainsi au fil du temps..mes souvenirs qui remontent à quarante ans n’étaient pas aussi drastique..On ne peut plus vivre à Paris, les loyers sont exorbitants..Les pauvres n’y ont plus de place..Bien voyons, il ne faut pas que la ville lumière soit dégradée par la pauvreté…
Merci pour ce récit..Sabine..
Merci pour ce témoignage fort et poignant
Merci de rappeler qu’il n’y a pas de moins-homme
Je pense ici à René Taesch, et à sa collaboration avec Denis Robert (qui l’a ensuite aidé à écrire « Rue des Singes ») pour
Portrait de groupe avant démolition
(tous les messins en photo étaient décédés peu après la sortie du livre, ils n’ont accepté d’être pris ainsi par René que parce qu’il était des leurs)
quelqu’un a mis certaines photos ici
http://exigeant.over-blog.com/article-1288627.html
autrefois elles étaient visibles en galerie
mais la toile aussi met des piques sur les bancs.
Merci à tous pour votre passage ici, pour votre lecture et vos messages empathiques. Je doutais… Maintenant je sais que j’ai eu raison d’écrire ce texte. De toute façon, il fallait que je l’écrive tôt ou tard, nécessité absolue. Merci à Jan Doets pour l’accueil sur son site, le seul lieu où je pouvais envisager de donner ces mots à lire.
Merci pour les photographies, « Aurynz » (pauvre homme, sa joue sur sa godasse pour ne pas sentir le froid du sol).
Retirer les bancs aux pauvres et aux éreintés ne les poussent pas hors de la ville (comment sortir de la ville alors qu’on a rien en poche ?), mais les plaque à terre, les écrase, les salit, les avilit, les détruit, les tue.
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