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Mars 1963.
Deux nuits à New York, en route vers la Colombie. Je suis au pied du Rockefeller Center et regarde les patineurs en bas. C’est curieux, Manhattan. Quand on ne regarde pas en haut, les rues ressemblent à celles d’une petite ville, la vie sur les trottoirs est presque intime. Si intime qu’un gentil américain avec un air de gentleman aisé, regardant la patinoire à mes côtés, prête mon peu d’argent ‘pour un petit moment’ et ne revient pas. Déçu, je me sauve dans un petit restaurant et je raconte mon problème à un gérant suédois de mon âge, il est récemment immigré. Il n’a pas encore le Green Card. Comment payer mon hôtel et aller à l’aéroport le jour prochain ? Sans hésitation, il me prête cent dollars, un grand montant en 1963. Il écrit son nom et adresse dans mon calepin. ‘Prends ton temps, envoie-moi un chèque dès que tu le peux’, il dit. L’amitié inattendue.
Le prochain jour j’atterris à Bogotá. Au centre, parmi les anciens immeubles en style parisien, tourne un petit moulin hollandais au-dessus de grandes lettres en néon KLM sur le toit bas d’un complexe moderne. L’ Avenida Jiménez est pleine de policiers à cheval, leurs visages inca ou plutôt chibcha sous leurs casques sont menaçants. On me dit qu’on attend une démonstration des adhérents de Rojas Pinilla. Les journaux portent une photo de Cochise Rodriguez, un cycliste, l’idole des Colombiens, gagneur d’étapes du Tour de France. J’achète El Espectador, je lis d’une vague de suicides d’enfants qui n’osent pas rentrer chez eux avec un mauvais bulletin scolaire. Ils se tuent par manger un tote. Le terrorisme familial.
Un tote est un petit pétard, une petite enveloppe triangulaire remplie de poudre à canon que l’on explose en sortant de l’église après une fête religieuse (dans ce pays, il y a peu d’écart entre le christianisme et le paganisme).
Mai 1965.
La veille du jour du départ final de la Colombie par Lockheed Super Constellation. À Bogotá, je vais visiter un couple dont je n’ai fait la connaissance que fugitivement, pendant leur visite à leur frère au camp pétrolier dans la jungle. Manuel est colombien, sa charmante épouse française, elle s’appelle Hélène, elle est parisienne.
Ils ont una fábrica de antiquidades, une fabrique d’antiquités. Ils parcourent le pays à la recherche de petites anciennes églises, achètent des anciennes tables d’autel ou des armoires sculptées en bois, moisies ou ruinées, et les restaurent par en couper la couche antique décorative pour la coller sur un meuble tout neuf. Pour toute sécurité, ils fabriquent aussi des meubles antiques en bois neuf que l’on ne peut pas distinguer du réel.
Hélène et moi dînons dans un restaurant, car Manuel est occupé dans les studios de la télévision. Les soirs, il est régisseur de théâtre. Après un beau lomito et le bon vin, on se dépêche vers lui. Il est en train de régir une pièce de théâtre de Luigi Pirandello, Six Personages en quête d’auteur.
Dans le noir, lampe de poche et texte en main, Hélène et moi, fascinés, regardons Manuel et ses cameramans. Une émission ‘live’, tout se passe manuellement. En haute concentration, il parle dans un microphone en dirigeant les mouvements des caméras et leur suivant sur des petits anciens écrans TV sur le tableau de commande devant lui, tout en sélectionnant les images d’émission par des frappes de main bruyantes sur des grands boutons. En fumant une cigarette.
Je me souviens encore du terrorisme familial de cette pièce. Le mari se plaint de sa femme:
“C’est terrible, mesdames et messieurs, elle est spirituellement sourde ! Elle a un coeur, pour nos enfants oui, mais sa surdité cérébrale est désespérément affreuse!”
Le lendemain matin, à l’aéroport de Bogotá, je suis attendu par Manuel et Hélène – à ma grande surprise, car l’aéroport est assez loin de leur maison et ils n’avaient rien annoncé -. Ils ne veulent pas me laisser partir sans une despedida et un abrazo. En prenant un cafecito ensemble, Manuel s’excuse d’être venu sans un cadeau. Gêné, il réfléchit, puis il prend un billet tout neuf d’’un peso de oro’ de son portefeuille et écrit quelques mots dessus. Hélène aussi. Leurs mots m’émeuvent encore aujourd’hui : Un recuerdo que no por el escaso valor de este billette es menos amigable, Manuel. Et sa femme française ajoute: Just from me, beso, Hélène.
L’amitié inattendue. Comme celle de mes Cosaques et nos lecteurs.
Texte : Jan Doets
et le très grand plaisir de retrouver ce texte de celui qui provoque les amitiés
Merci pour ce récit. Les amitiés qui jalonnent notre route sont autant de fleurs pour colorier notre vie, elles laissent derrière elles un sillage parfumé, qui nous émeut même des années plus tard. Merci de ce partage!
Des années après, écrire ces traces d’amitiés inattendues… douceurs de la vie. Merci de ce texte.
Voilà un billet… qui possède une valeur vraie !