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Le-Caire

Ce n’est que partie remise, je n’irai pas. Mais je m’y déplacerai, m’y déporterai, comme une pensée peut d’un rail vous faire autre autrement et ailleurs. La ville, l’immense, sans l’oppression d’y être et quand bien même s’y sentir serrée et nouée. Pleine d’envies et de craintes. Aborder l’Afrique, la prendre de front dans cette partie blanche encore mais qui déjà n’est plus du tout de votre pâleur, de votre insipide pâleur. Je pointe sur la carte. Ici c’est le Caire dont je devine l’immensité, la différence, et les énigmes. Ici probablement que mes a priori, mes idées reçues butteraient à chaque coin de rue à la différence, à une autre réalité.

L’aéroport est si loin, comme pour mieux vous acclimater, par petites doses de kilomètres broutés dans les bouchons et la cohue. Ne pas regarder le trafic, trop intense, chargé, ne pas suivre le mouvement saccadé du volant. Ne pas lorgner le chauffeur, son dos vert, toile salie de jours en jours. Ne pas respirer encore. Attendre un peu, l’air viendra bien assez vite. Songer que cela sera fort et prenant et suffocant de chaleurs et de pestilences. Puis là aussi, admettre son erreur : les odeurs seront âcres mais humaines, sorte d’étincelles de l’air.

Approcher du vacarme, approcher du tas, du grouillant : Circuler là-dedans, comme un infime caillot dans des artères de folies. Je suis dans le système sanguin d’un pur-sang arabe, d’un fougueux coursier.et c’est tout le temps le tiercé, l’hippodrome et les paris sur toi. Avancer là dedans, ne pas savoir comment on fait ; peut-être que ça circule tout seul et chacun de ces véhicules est-il juste pulsé sur le tapis roulant des rues de la mégapole.

Laisser donc les choses se faire, se laisser acclimater donc. Commencer une transpiration besogneuse, se rendre compte de son inadéquation totale. Vêtements, chaussures, tout ici devrait être autrement et vous êtes étrange étrangère et insolite. Vous le savez, avec une envie de vous cacher, de fondre dans la banquette en plastique qui colle. Vous aimeriez pourtant comprendre. Avoir un regard bon et ouvert. Mais vous ne pouvez être autrement que riche et femme, que hautaine et dangereuse. Une touriste.

L’hôtel, sa fraicheur artificielle, son ombre artificielle. Comme une boule de sorbet mise à fondre dans la ville et l’écrasante chaleur. Vous y êtes vous ainsi, sorte de raisin ou de bris d’amande, un éclat à croquer servi sur la terrasse…Vous inspectez les lieux, vous regardez partout. Il n’y aura ici aucune poussière admise. Parce que justement tout ailleurs est poussière et crasse et que vous, l’Européenne, vous êtes dans cet endroit pour garder un autre bout de l’Europe. On ne vous laisse pas le choix, c’est ici et nulle part ailleurs, la réserve des Blancs.

Tout y est comme chez vous ou presque, sauf ce vent frais qui vous tient encore plus à distance de la vraie vie que tout le reste. Vous êtes mise à part de la chaleur et du soleil, vous êtes mise à part de la différence. Vous êtes la dissemblance même, vous et il n’est pas question de vous rendre pareille ou sœur.

Prendre alors comme dans un film un habit enveloppant. S’y enrouler, s’y camoufler. Porter le masque nécessaire et sortir. Arpenter la rue, les carrefours, les tresses humaines sur les trottoirs, faire semblant d’être dans son milieu naturel, marcher. Regarder.

Les hommes assis, les bars emplis de leurs narguilés et des jeux de table. Les voir paresser entre eux, chiquant et sirotant…Et puis les femmes lourdes, les femmes laborieuses qui sont couvertes de toiles et de mômes. Sentir la servitude ambiante, leur condition précaire d’esclaves qu’on cajole comme des madones, en hypocrites trop souvent ou avec cette vénération liquoreuse des êtres reconnaissants mais incapables d’autres attitudes ou d’autres engagements. Inch’ Allah.

Marcher en secret sous le voile, vous rendre à l’état nu de ces femmes, être une parmi ces millions, avec les mêmes impuretés, les mêmes saletés toujours, les mêmes aspirations interdites. Vous rendre avec elles au marché, naviguer entre les couleurs, les odeurs épicées, soupeser, marchander. Parler fort, exiger, se défendre tout le temps.

Y aller toujours à pas rapides, ne pas languir, ne pas traîner mais vous hâter de rentrer dans la sphère où régner, votre maison, les chambres et la terrasse emplie de linges et de draps. Emplie de fillettes qui courent encore avant que de trottiner bientôt dans leurs trop lourdes toiles sombres et leurs voiles.

Rentrer ensuite, rejoindre la chambre, respirer l’aseptique vie du touriste. Commander son Mojito, vous glisser dans votre robe moulante. Ici on peut être roulée avec des formes en trop. Descendre au bar, croiser vos jambes nues épilées sur le tabouret, être un instant la star d’une histoire de riche héritière et de pauvres à la chair trop ferme pour vous. Faire semblant d’en être indifférente. Remonter votre étole de soie, en attendant ce guide qui vous conduira bientôt dans un restaurant apprivoisé pour touristes où une femme grasse et adorable dansera pour vous, du ventre et de ses seins lourds et frétillants.

Elle vous dira de sa voix pigeonnante des chants nostalgiques et purs comme venant du plus profond des rêves de la tête. Elle vous dira de son corps ondulant qu’elle est prête pour vous et qu’il est temps que vous lui fassiez un bel enfant, encore un autre et puis le suivant jusqu’à ce que s’éteignent les étreintes.

Les hommes tout alentour ne sauront plus fermer leurs lèvres, médusés par le serpent. Et vous, vous prendrez entre vos doigts de petites déchirures de galettes que vous tremperez alors pleine d’envie et de refus, dans le jus goûteux d’une cuisine sortilège. Le Caire inconnu.

Texte: Anna Jouy