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la position de l'herboriste

Mais qu’a donc la nuit qu’elle soit l’éternel habit des
amants ?
Et qu’avons-nous à repeindre  nos yeux des khôls de
la cendre
Qu’avons-nous à cacher, quand on voudrait donner,
qui nous fasse des suaires de noirceurs
La couche des ombres et l’insaisissable rêve de
l’apnée.
Le jour patiente, qu’enfin il devienne l’amour.

Un jour, un ciel.
Route sans peine. Un chemin d’herbes médicinales parce que soutenant le plaisir de l’œil. Il les admire. C’est une première. Mille fois déjà sur sa route mais jamais véritablement appréciées ; placées là par le hasard du vent pour semer sur son passage les pétales des honneurs ? Pourquoi pas.
La maison est à l’extrémité. Celle qu’il veut faire sienne bientôt, celle qu’il veut connaître par tous les coins de l’horizon avant que de la miser.

Il a pris la route, une cicatrice au travers de la prairie. Un accès voilé de la propriété que personne ne pourra emprunter sans qu’il n’en ait fourni le droit. Détour pittoresque par les champs et la forêt, liaison potagère entre le bled d’à côté et ce hameau.

Il ressent l’allégresse d’un drôle de rendez-vous. Lui arrivant par là et elle qui devrait bientôt apparaître dans sa petite voiture, son drops acidulé, par la nationale qu’il devine dans le fond.
Il n’y a pas de grille, pas de portail.
Juste une trouée faite belle dans le bocage.

– Alors cette approche ? dit-elle.
– Plaisante, parfumée…
– As-tu trouvé facilement ?
– J’ai demandé, un paysan…
– Treize minutes depuis le travail, une bagatelle, tu ne trouves pas ?
– Donc j’en mettrai cinq de plus. Regarde, elle a un air bucolique depuis ici. Cette vigne qui grimpe vers l’étage, c’est… comment  dire… anglais tiens !
– Anglais ? Mais non, c’est italien ou provençal !
– J’aime bien aussi ce crépi délavé… Ça lui donne un air de déjà vécu intéressant.
– Tu ne veux pas faire repeindre ?
– Pourquoi? Si ce n’est pas nécessaire, je suis contre.
– Toujours ton goût pour le passé ? s’amuse-t-elle.
– Mes vieilles nostalgies.
– Visitons, veux-tu. Ce sera bien la quinzième fois, non ? Je me demande ce qui te fait hésiter pareillement ?
– Je me le demande aussi, sourit-il mystérieusement.
– C’est vrai, ça. A chaque fois, tu t’exclames de satisfaction ; tu rêves chaque pièce, tu décores les coins et tu rénoves mentalement ici et là et puis tu repars sans avoir pris ta décision… C’est une question d’argent ?
– Non, ce n’est pas exactement ça, mais en effet, je ne veux pas rater mon investissement.
– Je ne te comprends pas mais ça ne fait rien, rit-elle.

La cuisine est ancienne. Un endroit qui respire ample et profond. Pas besoin d’aimer la bouffe pour savoir qu’ici se dérouleront des agapes sans fin, que les amis ne décolleront plus de leur banc, que les enfants y suceront leurs doigts de sucre… Il tourne pourtant dans la pièce, le nez en l’air, absorbé par quelque flair indispensable et inquiet.
Elle babille. Les fourneaux, les assiettes, la table, la couleur des armoires… Un  rêve volubile, exalté, plein des joies futures.
Il s’attarde à la fenêtre. L’air intéressé.
Il y a dans le fond du jardin, un bosquet d’arbres légers, aux troncs minces et aux ramures pleines. Un endroit… attirant.

Ils montent à l’étage.

– Ici, je verrais bien ton bureau, non ? Regarde, cette niche serait parfaite pour y aménager une bibliothèque. Et puis là, un fauteuil face à la fenêtre. Comme c’est bas de plafond, il te faudrait un éclairage… chaleureux mais surtout aérien, tu vois ce que je veux dire ?
– Pourquoi ne la prendrais-tu pas pour toi, celle-ci ?
– Elle ne te plait pas ?
– Si, mais j’ai l’impression qu’elle t’inspire vraiment !
– Tu as peut-être raison… Il faudrait que je me projette…, poursuit-elle.

Du papier peint peut-être, un vase bleu, une étoffe sur la bergère… L’espace se remodèle, romantique et éthéré. Il écoute et s’amuse à la voir si créative dans ses projections. Elle a toujours été comme ça. Débordante et bizarrement pleine de retenue.
Mais la fenêtre. Ici la vigne prend ses aises. Premiers rameaux flottant à la barbe du paysage. Les feuillages du bosquet se balancent  sous un souffle tiède. Il y a tout autour un gazon épais, charnu, nourri par une nappe souterraine. Et puis, comme une bordure de fleurs dessinant un collier dans l’herbe. Etrange, vraiment.

– J’aime particulièrement l’escalier, glisse-t-elle. Je sais bien que mes amies me plaindront d’avoir à en cirer les marches, mais je ne comprends pas pourquoi il faudrait toujours penser pratique. J’ai besoin de beau…

Il lui passe le bras sur l’épaule.
– Comme moi ? dit-il.
Elle sourit, si délicieusement gênée.
– J’aime aussi le grinçant de ce bois. A chaque fois, il chante, tu entends ? Quand nos filles sortiront en cachette, il nous rendra bien service ! rigole-t-il.
– Hou là, quelle longue vue, monsieur ! Mais ce n’est pas là le moindre de vos talents… Pourriez-vous me dire, comme cela  à vue de nez, quelle figure vous leur apercevez, à ces filles ?
– Elles ont de grands pieds, et puis des bas qui tombent et de vastes tabliers remplis d’escargots ; et elles sont terriblement jolies, enfin je crois… je ne suis pas sûr…
– Allons donc, elles sont superbes tout simplement, vous êtes un extralucide de pacotille, monsieur !

– Ici, ce serait idéal pour faire un espace de jeu et de détente. La baie vitrée est si grande et rend tout agréable et gai. Regarde cette boiserie et ce plafond ! Des bijoux, non ?

Il est à la fenêtre. Le parc paraît avoir été creusé dans un nid d’arbrisseaux. Tout autour de lui une haie d’essences diverses, lui faisant un berceau. Derrière ce tressage, les champs du printemps, le tranquille abandon de la campagne. Il sourit à nouveau.

– Une pièce ouverte… oui pourquoi pas. Je ferai poser un tapis central, si tu le trouves utile.
– C’est plein de microbes ! minaude-t-elle.
– Oui, mais c’est bon contre les petites fesses froides…
– Ben voyons… Est-ce une raison pour glisser votre main sous ma robe ?
– Je contrôle la température, je vérifie et je prends les mesures ! se justifie-t-il.

Chaque pièce est visitée. Minutieusement. Revoir les rêves qui les accompagnent et les habillent, revoir les lumières qu’elles auront, reprendre le film du futur dans de nouveaux cadrages.

– Alors que décides-tu ? finit-elle par dire. Est-ce l’endroit qu’il nous faut ?
– Je ne sais pas.
– Je ne te reconnais plus, tu sais ! Toi toujours si décidé, si sûr de toi… C’est un peu déstabilisant.
– Elle te plaît ?
– Mais que pourrions-nous espérer de mieux ?
– En effet, la maison est quasi parfaite. Elle est presque tout ce que j’ai rêvé…
– Presque ?
– Oui… Il me reste à voir le jardin.
– Pardon ? Le jardin ? Là, je ne saisis plus. Il est magnifique ce jardin, non ! rigole-t-elle.
– Je ne sais pas trop…
– Alors, viens. Marchons, allons-y faire un tour ; visitons-le ce jardin !

Ici, la roseraie, fine bande plantée de bouquets.
Les framboisiers, les raisinets, le lilas bourgeonnant, la spirée en pleine inflorescence et puis l’espace gazonné sur lequel on posera une table ou une chaise longue quand l’été sera venu.
Et là-bas, la brassée d’arbustes dont le ramage tombe. Tout devant, la touffe de jeunes jonquilles qui attiraient son regard comme il allait de fenêtre en fenêtre.

– Nous devrions couper ces arbres, non ? dit-il.
– Mais enfin ! Es-tu fou ? Pourquoi donc ? Qu’est-ce qui te gêne dans ce coin… C’est magnifique, tout simplement superbe !
– Mais je les sens…je ne sais pas comment dire…

Elle l’y amène, voulant le convaincre de renoncer à un tel projet.
– Mais que leur trouves-tu donc, qui ne soit pas irréprochable ?
– Je perçois…
Il  paraît contrarié, secoue les feuillages, en fait le tour dans tous les sens et prend la mesure des environs. Ici, le champ, là, le taillis des framboisiers et des baies, un enclos végétal arrangé par le hasard ou le propriétaire pour des projets particuliers peut-être…
– Mais c’est ravissant, voyons…dit-elle encore.
Il se retourne brusquement.
Alors ses mains l’attirent vigoureusement à lui. La font basculer dans l’herbe.

– C’est qu’en fait, il traîne ici comme une invitation à commettre l’irréparable… dit-il en relevant la tête pour jeter un nouveau coup d’œil. Elle, surprise.

– Connaissez-vous madame, la position de l’herboriste ?
– Hein ? Non mais, je ne demande qu’à apprendre, joue-t-elle d’une voix émue.
– Cette maison ne sera mienne que  si ce lit-là vous convient…
– Ne faudrait-il pas commencer par en parcourir les pièces ?
– Bien sûr, mais je vois déjà que sa situation naturelle m’offre un des plus envoûtants paysages…
– Ne craignez-vous pas que son architecture ne soit par trop antique ?
– Maison de maître, avec feuilles de vigne. Approche sauvage, fraîcheur en été et feu d’hiver… Un coin de paradis, me semble-t-il… Mais je crois qu’il me faut tout de même en faire une visite plus approfondie… Les clés ?
– Avec un doux baiser, vous les aurez…

Il relève son corps et porte un instant à nouveau son attention aux alentours.
– Les veux-tu vraiment ? dit-elle
– Oh ! Que si ! Je fais ma dernière vérification avant de parapher tout ça….
– Aime-moi… aime-moi, aime-moi… se plaint-elle alors.
– Le jardin est fertile, je crois que je peux y faire pousser deux ou trois bambous…
– N’oubliez pas de l’arroser… rien ne sert de repiquer dans un terreau trop sec.
– Montrez-moi donc la source ?
– Cherchez-la, le jardin est immense, une oasis  de verdure.
– Ici ?
– Hummmm…
– Est-ce la langue des nains ou celle de Blanche-Neige que j’entends ?
– Apprenez, apprenez… Parlez la langue de mes lèvres.
– Celles qui baisent ou celles de votre silence si doux ?
– N’êtes-vous plus ce polyglotte accompli ?
– Hum… Hm… grogne-t-i

Alors, il la plante, l’enterre, l’enfonce lentement et puis passionnément.
Elle s’offre des rosées de plaisir.
Jamais la terre ne lui est apparue si soyeuse, la saison porter tant de sève et de jeunes pousses.
Jamais encore, le ciel n’était venu si bas sur sa chevelure et son front.

– Quelle maison ! dit-il en riant au soleil, couché sur le dos.
– L’achètes-tu ?
– Oh ! Que oui !
– Tu t’es décidé ?
– C’est fait. J’ai tout vérifié.
– Je ne saisis pas trop bien…, s’amuse-t-elle.
– Tout ici est fait à ma mesure…à la nôtre. Je voulais goûter l’amour dans cet endroit. Je voulais savoir comment cette terre accueillerait mon désir, comment elle ploierait sous nos corps, comment elle saurait nous offrir du plaisir, comment elle le ferait grandir…
– Et…
– Nous aurons … au moins deux filles.

J’aimais sur le sol, couchée dans la rivière,
La jambe sur ton cou et le reste au soleil
Fécondée de Nature, de chaleur et du bruit des insectes. Penché sur ton labeur, tu prenais l’horizon
J’étais alors le monde surgi du fond de l’eau
Le bord de la rizière au temps de la mousson.

Texte: Anna Jouy