Étiquettes
promenade sur le fleuve mort. Je marche sur l’eau enterrée-vivante. L’avenue était un canal, il y a des siècles. Il y coule désormais l’essence, l’huile, l’eau des clim. Le fleuve ressurgit d’une fontaine au sol. Elle mousse, on dirait ma salive. J’avance, un sale goût d’étrangeté dans la bouche. Du rêve ne reste que la sueur froide sur le drap. L’oubli ne désamorce pas son effroi. La ville disparait derrière la pluie qui tombe. Je suis trempé des pieds aux moteurs. Réfugié au comptoir des jours, je sèche à l’air conditionné. Déjà le mal de gorge, les premiers frissons, orteils frigorifiés sous le cuir mouillé. La crève me guette. Je cherche un peu de chaleur auprès de « two sisters », nom d’un thé sec à goût de raisin et de miel. Derrière moi deux types parlent du crime qu’ils auraient commis. Ils parlent anglais avec l’accent japonais. Malgré les premières gorgées brûlantes, le corps demeure froid. Mon palais ne reconnait ni le raisin, ni le miel. En revanche son goût étrangement familier fait ressurgir le rêve de la nuit dernière : ça se passait dans la rue. Je me battais contre un passant. Aucun coup ne portait. Mon poing caressait. Une force contraire retenait mon bras. Sentiment de me battre dans l’eau. D’où vient ce rêve ? des mots retenus, morts de n’avoir jamais été prononcés ? la conscience a un jour avalé leurs dépouilles sans pouvoir les digérer. Et un jour comme aujourd’hui, je me réveille avec le poids de leur oubli dans le ventre…
ça y est j’ai la crève. Elle est rentrée par le nez et descendue dans la gorge avant de se propager dans la tête. Le courant d’air fait trembler la fièvre qui sommeille encore. Je sens son poids qui peu à peu enlise la pensée, les gestes. Ce n’est pas désagréable. Être fiévreux a parfois un parfum de vacances. Le ciel est nuageux mais désormais sans pluie. Fraîcheur, effluves de bitume mouillé, reflet de phares sur la route humide. Bánh mì en main, je mâche avec gourmandise le gras de porc recouvert de mayo à la coriandre. L’air est frais. Cet instant là, cette paix de quelques minutes, justifie plus de dix ans ici. Le banc m’invite à m’asseoir. Je ne peux m’empêcher de laisser jaillir ma parole, confier à la ville le délire d’exister en elle, à voix haute. Soudain se donner le droit de hurler, de défier la ville en s’adressant directement à elle. L’iPad filme le visage de ma voix, je filme le ressentiment qui la traverse. Seul face à la ville, mon personnage se bat pour être audible. Ma voix lutte avec des mots contre le bruit de fond, le bruit du fond de l’être. Je pars chier dans un mall. De ma cuvette j’entends un cri, le cri d’un homme mûr qui éjacule, suivi d’un bruit de braguette, d’une ceinture rebouclée. La porte claque. Les pas s’éloignent. Je regarde la paroi plastique qui me sépare de la cabine d’à côté. Je baisse les yeux et aperçois dans le sol carrelé, une paire de lunettes, puis un visage se rapprochant dangereusement de ma chaussure droite. La ville chercherait-elle à me zieuter ? Je lui donne instinctivement un coup de semelle, me relève, remonte mon pantalon, sors, fais sauter d’un coup d’épaule le verrou de sa porte : ses doigts cherchent à la maintenir fermée. Les types qui pissent aux urinoirs se retournent l’air intrigué. Pas un seul ne cherche à me retenir…
derrière mes pas, l’empreinte des semelles en sang, le bruit de la chasse d’eau tirée. Je deviens le déchet d’homme qu’il reste à mon absence pour exister. La nuit tombe. Saura-t-elle m’arracher de ma torpeur ? Bientôt plus que des trous de lumière sur le noir des façades. Je subis la dictature du vide en moi. Et ne trouve nulle part une raison de résister. Ce vide m’effraie de moins en moins. Au pied de la tour de verre, l’amitié me manque… pas les amis. Ma cigarette heurte le banc. Les cendres emportées par la brise éclaboussent l’écran de l’iPad. Batterie faible. Plus que 6 %. La machine ordonne de s’arrêter là. Mon temps est compté. Ecran noir. Plus de mots, plus de lumière, sans connexion. Plus que l’épaisseur sombre et seule de la conscience qui continue d’écrire, même quand elle n’écrit plus. La voix me poursuit jusqu’à l’heure du coucher.
Texte et photo : Anh Mat