Étiquettes
coupable
Il existe des régions aux pôles Nord et Sud de la terre où les nuits s’allongent tellement que pendant de longs mois, l’aube rejoint le crépuscule et le soleil finit par ne même plus se lever. Depuis que je me suis, j’ai l’étrange impression d’avoir marché jusqu’ici dans l’encre d’une nuit interminable. Mais j’en vois maintenant le bout. Le jour va bientôt se lever, il est tout près. Je peux voir à l’œil nu le noir de la nuit pâlir à bride abattue et les lampadaires, qui jusqu’à maintenant brillaient de mille feux, n’éclairent plus grand-chose si ce n’est leurs propres ampoules. Ce que je préfère, c’est la discrétion avec laquelle les chats gris se retirent dans des endroits qu’eux seuls connaissent, pour attendre à l’abri, l’errance de la nuit prochaine. Quant à l’asphalte humide du petit matin, elle accueille déjà la rengaine des éboueurs qui descendent, ramassent, jettent et remontent à l’arrière du camion pour avancer un peu puis redescendre, reramasser, rejeter puis remonter à l’arrière du camion pour réavancer un peu, reredescendre, rereramasser, rerejeter puis merde ! C’en est trop ! Combien de préfixes faut-il ajouter à ces verbes pour rendre compte de l’enfer des types en blouson fluo ? N’en parlons plus. J’avance. Les regards médusés que me lancent les hommes de plus en plus nombreux me donnent l’impression de ne pas être à ma place. Il faut dire que mes airs de fiévreux exténué associés à mon accoutrement bizarre ne facilite pas mon intégration. Une robe de chambre en plein jour, plus qu’excentrique ou ridicule, c’est inquiétant, je ne vais pas me le cacher, c’est là le signe d’un type détraqué, voir dangereux. Mon allure à elle seule trouble l’ordre public, je le sens bien, leurs silences préoccupés en devient même causant. Derrière leur mutisme j’entends leurs craintes à mon égard :
— Mais qu’est-ce que c’est ce type ?
— Sapé comme il l’est, ça doit être un malade échappé de l’asile !
— Et ses mains, quelles horreurs ont-elles commises pour être dans un état pareil ?
— Et ce sang, c’est celui de qui ? Celui d’une petite fille ?
— Il faudrait l’attacher, l’animal !
— Encore que même avec des pinces il pourrait être dangereux !
— Un type comme ça se servirait même de ses dents pour attaquer !
— Moi je lui mettrais une camisole de force et même une muselière pour ne prendre aucun risque ! Comment avoir la paix autrement ?
Une vieille dame au loin me regarde avec encore plus d’insistance que les autres. Elle se rapproche en me jetant un air véhément, presque prête à en découdre si j’avais la mauvaise idée de tenter quoi que ce soit. Maintenant tout près de moi, sa grise mine vire au blanc cadavre en découvrant l’abominable apparence de mes mains, sans ongle, terreuses et écorchées. Puis d’un coup d’œil furtif que je n’étais pas censé voir, elle distingue les taches de sang égayant le blanc de ma robe de chambre. Malgré tous ses efforts pour ne pas se décontenancer, l’air venimeux qu’elle tente tant bien que mal de garder n’arrive plus à masquer sa profonde frayeur. Son visage prend à présent les traits de la peur et du soupçon. Elle pourrait me signaler à la police, mais à vrai dire, pour quelles raisons un agent m’interpellerait ? Ma gueule correspondrait-elle à la description, au portrait-robot établi sur le témoignage d’une mamie m’accusant d’un délit que je n’ai pas commis ? Un agent digne de ce nom habitué aux angoisses séniles encombrant les commissariats de quartier pourrait-il prendre au sérieux une déposition pareille ? Et puis la vieille est probablement rentrée chez elle depuis belle lurette, sans souvenir de m’avoir croisé. Enfin je l’espère. L’état de ma robe de chambre donnerait au flic une raison suffisante de m’arrêter, ne serait-ce que pour quelques questions. Quoiqu’un flic n’irait mas jusqu’à interpeller tous les types aux vêtements tachés d’un peu de sang ! Certains, quand ils saignent du nez, sans mouchoir sous la main, se servent de leur t-shirt pour s’essuyer. D’autres c’est leurs menstrues qui malencontreusement dégoulinent le long de la jambe et foutent en l’air un joli pantalon blanc de saison. Ceux-là n’ont pas pour autant de comptes à rendre aux forces de l’ordre ! Certes, je porte le sang d’un chien que j’ai tué de mes propres mains, mais l’agent de police n’en sait absolument rien. D’ailleurs, j’ai fait tout le nécessaire pour que personne ne sache. Il y aurait eu des témoins, ils se seraient déjà manifestés et l’agent en question se serait déjà pointé pour m’embarquer et me faire subir un interrogatoire houleux. Il y a peut-être déjà quelques rumeurs qui circulent au sujet de ce crime, mais elles ne sont pas de ce monde, elles ne font pas débat ici, mais à vingt mille lieues sous la terre de là. Ce n’est sûrement pas les lois de ce monde qui pourront me juger, mais l’âme du chien qui n’aboie même pas vengeance et qui, au contraire, là où elle repose, patiente que je la rejoigne pour me remercier ! oui ! me remercier de lui avoir rendu ce service, me remercier de l’avoir aidé à quitter cette terre avec un certain panache ! Sa mort était atroce et magnifique ! C’est celle qu’il m’a quémandée, celle dont il rêvait ! Eh bien, je lui ai offerte, volontiers ! La colère qu’il a réveillé en moi, je le crois maintenant, n’était là qu’une marque de mon profond respect pour lui. J’aurais pu comme tant d’idiots chercher à l’apprivoiser, le dresser pour en faire un brave et stupide toutou de compagnie. Mais j’ai préféré le traiter en animal, quitte à devenir, à cet instant-là, moi-même un animal. Il n’y a que les hommes qui caressent les chiens. Entre eux, les chiens, ils se lèchent, se courent après pour se renifler le trou du cul, s’enculent à l’occasion, mais surtout, ils s’affrontent, souvent violemment, en particulier les chiens errants. Je me rends compte que je reviens sur mes pas, vers les berges où je devine au loin, le petit amoncellement de terre qui recouvre la charogne. Un doute me prend alors : respire-t-il encore ? Je l’ai peut-être enterré vivant ? Après tout, il semblait sans souffle, mais je n’ai pas pris le temps, dans ma hâte, de coller mon oreille sur son cœur pour confirmer qu’il ne battait plus. Ce doute ne me laisse pas tranquille. Et s’il n’avait pas totalement abandonné ? Arriverait-il au moins à aboyer la gueule pleine de terre ? Et si à tout hasard un des clochards des alentours venait à l’entendre ? Considérerait-il ces cris lointains comme un mirage sonore de l’alcool ? Ou bien se déciderait-il à profaner la tombe que j’ai creusée de mes propres mains ? Y aurait-il une chance sur mille, dix mille, cent mille, un million, un milliard que le clébard puisse s’en sortir ? Je ne crois pas aux fantômes, encore moins aux fantômes de chiens, mais je crois profondément aux doutes qui peuvent hanter toute une vie…
Texte : Anh Mat
Dessin: Anna Jouy
belle union, dans la force, entre le texte de l’un et le dessin de l’autre