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lire le monde

Lire le monde

Je me relève fébrile, m’en vais jeter un œil à la fenêtre : pas grand-chose à voir, si ce n’est le square d’en bas, arbres immobiles et silhouettes qui marchent, jouent au badminton sur le trottoir. Leurs ombres s’évaporent du bitume, avec les dernières lueurs du jour. Je regarde les nuages, les merveilleux nuages empourprés de lave, recouvrant le soleil comme pour le border avant qu’il cauchemarde. Je ne suis pas le seul témoin de ce spectacle. Un chien du coin qui jusque-là flairait son dîner aux abords des poubelles s’est lui aussi arrêté. Il est assis sous un vieux frênes et fixe le soleil avec appréhension. À mon tour, je fixe l’astre de feu afin de deviner ce qui semble obséder à ce point la bête, je le regarde avec attention, longuement, sans réponse, jusqu’à ce qu’il s’éteigne, tout doucement, comme une braise dans le noir. La lune est déjà là, le croissant d’un sourire aux lèvres, éclatante d’ironie. Serait-elle en train de se moquer de moi ?

Il fait désormais si noir qu’il ne reste du square que le bruit du vent dans les feuillages. Quelques pets viennent interrompre ce moment de calme. Ils détonnent d’abord discrètement pour petit à petit se répéter avec un certain entrain. À mon grand désarroi, je m’aperçois qu’il n’y a pas de papier toilette, rien, pas un vieux cahier ni même un livre à déchirer. L’envie se fait de plus en plus pressante. Un peu de monnaie suffirait pour acheter quelques rouleaux, mais j’ai beau chercher au fond des poches des pantalons qui traînent, je ne trouve rien, pas même une petite pièce. Il faut me rendre à l’évidence, je dois être un type fauché. Encore faut-il que ce soit chez moi ici ce dont je ne suis pas certain. C’est en tout cas le chez soi d’un type fauché qui n’a même pas de quoi se payer du papier-cul. Une seule solution s’offre à moi pour ainsi avoir le loisir de faire ça proprement : aller chier ailleurs, et vite ! Mon colon commence sérieusement à s’impatienter.

Je n’ai qu’à traverser la rue pour me retrouver dans le parc. Tourniquets, toboggans, balançoires, cages à singe et autres tape-culs sont déserts à cette heure-ci. J’y dessine les silhouettes des enfants absents qui courent. J’entends leur chahut, cherche à comprendre les règles d’un jeu auquel je ne suis pas invité. De toute façon je ne sais pas jouer. Et même si j’avais su, je n’aurais de toute façon pas eu le temps de me joindre à eux. L’urgence du moment est de chercher un coin tranquille où couler un bronze. Je reconnais le frêne sous lequel le chien s’était assis pour regarder le coucher de soleil. L’idée d’aller chier au pied du vieil arbre me séduit. Ce journal froissé fera bien l’affaire, c’est le Monde si je peux me fier à ce qui est écrit. J’ai le Monde en main, c’est une sacré responsabilité de s’autoproclamer le Monde. Un nom c’est déjà si lourd à porter, alors le monde entier… il faut avoir les épaules ! moi je suis plutôt frêle, je ne porte de monde que moi-même…

Contrairement aux diarrhées qui ne se font pas prier pour gicler une fois les fesses écartées, celle-ci joue la timide, se fait désirer. Ça va être plus dur que je ne le pensais. Il va falloir pour la faire sortir de son trou user de tous les stratagèmes, y compris celui de recourir à la force. Au commencement du travail est la première poussée. Elle est vouée à l’échec puisque malgré tout l’effort entrepris, pas un morceau ne sort. La seconde nécessite une volonté de lutter avec ce qui s’accroche à l’estomac comme un sentiment. Beaucoup de souffle à retenir pour pousser puissamment et démontrer par là à l’intéressée une vraie conviction d’en finir. Déjà plus proche, plus réceptive à mes appels, elle vient, lentement mais sûrement. Je la sens définitivement plus fébrile qu’elle ne voulait bien le laisser paraître jusque-là. Elle est prête à présent. Et c’est le journal à la main et l’air décontracté qu’elle pointe le bout de son nez pour finalement entièrement émerger sans même avoir recours à une autre poussée. Elle tombe dans l’herbe sans bruit, bien moulée. Je reste là, le cul à l’air, le front encore chaud, profitant de l’occasion pour lire ce que le journal me propose. Mais il fait bien trop noir pour lire les articles. Ils sont imprimés dans une police minuscule. Ils réduisent leur lectorat à écrire si petit. Il doit bien y en avoir d’autres qui lisent ce journal en chiant dans le noir d’un parc la nuit, ils devraient y penser…. Je ne peux donc lire que les titres : page 28 Chiens détecteurs de cadavre, page 22 La fin de l’Histoire, page 15 L’impossible arrive, page 6 Le pays saisi par la fièvre… Lui aussi donc ! Je dois tout de même rester méfiant devant cette information, mais il est bien probable qu’une épidémie de fièvre incurable se soit abattue sur le pays. Serait-ce la cause de mon amnésie ? Je ne suis probablement pas seul à être touché. Nous sommes-nous tous malades ? Certains sont peut-être même même déjà morts ! Est-ce la raison pour laquelle ils dressent des chiens bons à flairer les restes humains ? Afin de retrouver la trace de toutes les victimes ? C’est peu probable, mais après tout, c’est écrit, l’impossible arrive.

Texte : Anh Mat
Dessin: Anna Jouy