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am 1-2L’arbre de la connaissance

—Il y a quelqu’un ?

Personne. Ou bien je suis sourd. Qui sait ? Peut-être formuler la question autrement. Il y a quelqu’un ? Qui pourrait répondre à une question aussi vague… Sois plus familier, celui à qui je m’adresse est peut-être un intime…

—Tu es là ?

pas un bruit, pas une voix, juste un aboiement qui remonte à la fenêtre. Elle doit être mal fermée. J’entends la ville si distinctement. Bonne ou mauvaise nouvelle, je ne suis pas atteint de surdité. Je suis donc seul. Personne pour m’expliquer qui et où je suis. Tant mieux. Si quelqu’un répondait, il s’empresserait de m’apprendre mon nom et bien d’autres encombrements : une date de naissance, peut-être même une date de décès, une nationalité, des parents, une fratrie, une femme, un enfant, une foi, un travail, une maladie… Quoi d’autre encore ? Petitesses, vices, tares, tristesses, crimes, doutes, opinions, torts et raisons… longue liste de choses à incarner à chaque occasion de dire Je. Mieux vaut ne rien savoir, ne rien entendre à mon sujet. Et puis comment vérifier la véracité des informations divulguées ? Devrais-je croire sur parole le premier passant qui prétend me connaître? Dans mon état, je ne peux me permettre d’offrir à n’importe qui ma confiance. Je pourrais ne mal tomber et ne jamais m’en relever. Le premier venu pourrait s’avérer être le pire de mes ennemis. Lui ne se priverait pas de calomnier mon identité. Comment pourrais-je démasquer la supercherie, ignorant tout à mon sujet ? Mieux vaut rester prudent. La première personne à qui je vais m’adresser aura la responsabilité considérable de me mettre au monde…

Ça me tracasse cette histoire de rencontre. Il n’y a certes encore personne, mais je reste pourtant sur mes gardes. Je tente de me rendormir. Je glisse ma jambe gauche sous le drap, me cogne contre quelque-chose, un membre tiède, moite, velu, un corps sans nul doute bien vivant. Sans retirer le drap, je tâtonne la chose du pied gauche pour deviner ce que c’est. Il s’agit d’un orteil, d’un pied, d’un mollet, d’une cuisse, d’une jambe entière, figée, inerte, qui semble dormir. Stupeur ! Je n’étais donc pas seul. L’odeur de sueur m’est étrangère. Quelle présence se cache sournoisement depuis le début ? dans quel but ? pourquoi ne s’est-elle pas manifestée à mes appels ? fait-elle semblant de dormir ? est-elle fâchée ? me veut-elle du mal ? Comment désormais repousser l’échéance. Prends ton courage à deux mains, tire le drap et découvre le type tapi dans l’ombre prêt à bondir sur moi. Je suis prêt à présent, prêt à tirer le drap d’un coup sec comme on arrache un pansement, quoi qu’il arrive je vais le faire, je le fais ! Allez ! Vlan !

quel soulagement : Il s’agit juste de ma jambe droite. Ma jambe gauche a dû la heurter et dans la confusion et la crainte, j’ai cru à la jambe d’un autre. Excusez le ridicule de la situation : je traîne une lourde fièvre, mon corps engourdi se sépare peu à peu de mes sens. D’ailleurs ma fièvre est jusqu’ à présent ma seule certitude, l’unique preuve tangible de mon existence, sa chaleur circule dans le corps, elle bout derrière mes yeux embués, ma pensée avance à l’aveugle. Je me relève, m’essaie à quelques pas. Les jambes, bien trop faibles, ne me suivent plus. Je titube, peine à tenir en équilibre, entre désir de vertige et peur de tomber. Ça y est, je bascule. De quel côté du fil ? Je ne le sais pas encore, mais je bascule, et dans ma chute, j’ai désormais la certitude qu’il n’y a jamais eu rien ni personne pour me retenir…

Texte : Anh Mat
Dessin : Anna Jouy