Au commencement de la nuit est le mot. Tu en cherches un. Tu n’en trouves aucun. Rien ne commence. Lassitude de n’être plus qu’une succession de soupirs. Les minutes passent, amnésiques, elles ne racontent rien. Tout est sec. Chaque souvenir débouche sur un désert. Où s’est cachée ton histoire ? Dans quel quartier à l’intérieur ? Tu cherches à revenir sur tes pas mais tes empreintes ont disparu. La bouche ouverte sur un trou, tu décides de suivre celles d’un inconnu, un inconnu peut-être déjà mort…

Dans l’envers de la ville, je remonte le temps. L’alcool me rend le passé tout proche. Strasbourg – Saint-Denis, Château d’Eau, Gare de l’Est. Les différentes époques de ma vie me font signe. Le temps a une beauté froide. Barbès, Anvers, Pigalle. J’arrive dans le quartier des premières blessures. Je marche très amoché sous le masque. Ma malédiction, je la porte au visage depuis l’enfance. C’est la marque des bêtes infirmes de naissance qui passent leur vie terrées dans les fourrés. Les autres condamnés, je les repère d’emblée. Comme moi, ils sont défigurés de l’intérieur. Les fils sans père se reconnaissent d’instinct.

Flux sinueux des solitaires à la sortie du métro Pigalle. Promeneurs fiévreux, fêtards désœuvrés, fantômes entre deux âges. Des flots et des flots de langueur et d’espoir. Comme eux, je cherche un lieu. Je cherche un lieu sans désir bien défini de le trouver. Les mains nouées dans les poches de mon manteau, je tourne autour de ce que j’ai oublié. Dans l’atmosphère, une sorte de menace, et dedans la tête, quelque chose de fatal, de tendu à l’extrême. La mémoire se met en marche d’elle-même. Je suis de nouveau ce jeune garçon abandonné dans la nuit. En silence, comme un chat, je m’approche de mes monstres. Dessous en vinyle, cuir et latex, la tête prend un coup de chaud devant les vitrines aux mille gadgets de carnaval. Ces cases de soi-même qu’on préférerait oublier… Je changerais tout si je pouvais, je vous jure, j’aurais préféré une vie simple et droite.

 

Ça rit comme avant les dimanches au loin les clochers 

Et les draps qui claquent tout près des fleurs sauvages

Mais ici, sans draps sans corde à linge sans bosquets

Les églises enchevêtrées aux grues qui tissent à tour de bras des pièces vides

 

Ça rit

Ça rit comme ça recommence

comme les jambes qui s’acharnent encore contre la ville

À bout de lumière et de béton

Même si plus personne ne nous porte sur ses épaules

pour traverser la rue comme avant la rivière qui nous donnait un nom

 

La ville s’assombrit, un néon après l’autre. Si on tend bien l’oreille, on peut désormais distinguer le silence. Et pourtant, tu soupçonnes la présence de nombreux témoins derrière. Peuplent-ils les murs ? Même seul en scène, il y a comme un mouvement de foule en coulisse, des murmures qui semblent souffler le texte à écrire…

M’éloignant des boulevards, j’erre dans les ruelles les plus sombres et les plus crasseuses de la ville. Quantité de morts sous mes pas. Bouffées de réminiscences qui vont finir par me rendre barge. Tout ce que j’ai aimé, tout ce que j’ai touché. La somme de mes gestes, les erreurs de mes doigts. Le passé est une maladie qui ronge. Tout au fond de l’ombre, le commerce caché bat son plein. Je connais par cœur ces palais de reflets dont l’escalier central, derrière le guichet vitré, s’enfonce dans le sous-sol. Tout en bas, enfermées dans de grands aquariums, les filles étourdies d’alcool miment les exaltations véritables, tandis que des fantômes respectables, égarés dans l’ombre des cabines, gigotent en silence. Fatigue des visages.

 

Les voix, éclats luisant dans les passages

Miment les glycines

Elles empruntent la joie

qui se coupe entre les lampadaires, se vend se troque sans être vu

Le temps de remouler un visage

 

Ça rit comme : c’est encore là

Dans cette nuit à l’avant du jour

Où l’on marche 

dans ce temps que le jour met à venir

c’est encore là

Tout ce qui nous ressemble mais ne sait pas me reconnaître

Les odeurs intermittentes, les façades aux reflets de carton

Et le sol sous les talons qui fait plateau de théâtre

Sans mémoire de forme

Le son mat

 

Je n’ai rien à imprimer

je suis l’ombre ambulante du monde que je porte

Et que j’ébruite encore un peu sur les vitrines éteintes

Tout ce qu’on raconte sous ce qui vient

Tout ce qu’on retient en marchant

la ville le recommence

sous ses néons de scène, on rejoue

un instant

Les jours, les jardins, les disparus de la maison natale

C’est encore là

Dans les rues

On joue

On joue à faire forêt avec nos vaincus

à prendre pour peuple les souvenirs dressés à hauteur de grue

Leurs troncs titans, leurs branches

Élargissant la nuit

 

Mes pas sonnent creux dans les rues désertes. Vertige de la marche le ventre vide. L’insomnie bouscule tout dans ma tête. Je marche longtemps, longtemps pour épuiser mon amertume, je marche jusqu’à m’en faire trembler les jambes. La rue semble vaciller. Des bouts d’idées comme rêves. Ce qu’il faudrait faire, comment il faudrait vivre… Simplement être, à peine visible aux autres. Les idées folles qui nous traversent. Nos êtres comme vent. J’avance dans la nuit désorientée sans nulle place où habiter. Je m’égare dans les rues mortes pour ne plus jamais dormir…

Ne plus jamais dormir… plus jamais, préférer t’engouffrer dans une phrase dont tu ne reviendras pas. Malgré le risque tu t’y jettes, à l’aveugle, la main devant toi, à la recherche d’une voix à adresser aux morts. De ta bouche ne sort qu’un souffle inaudible. Le mutisme te condamne à la nuit blanche, malgré la fatigue accumulée, les cernes pleines de rêves en latence, la nuit lutte de toutes ses forces contre ton sommeil, elle règne sur ta conscience, force les confidences, révèle tes secrets. La nuit se souvient des rues, des noms, des paroles, des regards, des gestes — toute son obscurité te compromet.

J’ai besoin de la nuit pour voir. Le jour, tout est tellement là que mes yeux ne voient rien. L’alcool m’aide aussi, il creuse chaque détail. Je reste longtemps assis sur le banc de la petite place. Tandis que la ville continue, je m’absorbe dans la contemplation de l’infime, au ras du réel, à même sa peau. Les minutes passent. Fragilité des formes qui m’entourent dans le brouillard nocturne. L’extérieur s’incorpore doucement en moi. Peu à peu, l’habituel se révèle insolite : coups de frein sur la route, passage piéton à demi-effacé, éclats de verre de l’abribus, canettes vides, mégots écrasés… Je reste là dans le calme. Je respire lentement, profondément. Ma chemise est trempée de sueur, serrée sur ma peau, mais la fièvre est retombée. Dans la brume et dans le noir, je suis relié à toute chose au hasard du corps. Désir fou de ce que je suis en train de voir et de sentir, ici, maintenant. Je n’invente rien. Tout est là, devant moi. Le réel palpite dur à chaque instant.

 

Je vous vois

Je suis encore un peu de la terre des vergers

qui vous porte parmi les rires et les ombres

Et le reflet d’un soleil ancien sous lequel vous poussez

Je marche, la nuit croît

Il est si tôt pourtant

Trop tôt pour s’arrêter

 

Les coqs de combat commencent à chanter. Il est temps de se battre. L’écran est noir. L’insomnie meurt à la lumière du jour. Tu arrives au bout de l’épreuve avec un sentiment d’inachevé. Il reste bien quelques aveux. Qu’importe, l’aube efface déjà tout. La nuit brûle… et tu ne fais rien pour arrêter l’incendie.

Dans l’aube fraîche, reflets mobiles comme des frissons, détails au-delà du fixe, dans les intervalles, éclairs de presque rien. Un monde neuf apparaît à la surface tremblante des choses. Une brise légère fait danser la poussière du décor. Un sac plastique au milieu du carrefour joue avec le vent. Le ciel change. La lumière revient.

 

Texte/Vidéo : Anh Mat – Gwen Denieul – Marine Riguet