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~ refuge pour les dépaysés

Les Cosaques des Frontières

Archives de Catégorie: Gwen Denieul

Nuits d’enfance 3 – recueillir les voix qui viennent de l’autre côté

19 dimanche Jan 2020

Posted by ykouton in Gwen Denieul

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Notre goût commun pour le fantastique nous réunit après dîner dans le coin le plus sombre de la salle à manger aux murs de pierres noires cimentées de blanc. Je m’allonge sur le vieux canapé piqué de roses d’où l’élégante vieille dame se plaît à me faire voyager dans le légendaire breton. Elle étend sur moi une couverture en laine, s’assoit sur le fauteuil en rotin, juste à côté du vieux poêle qui réchauffe mal la grande pièce humide. Derrière elle est accroché un miroir loupe en forme de lune dont la simple vue m’effraie à la nuit tombée. Le fantastique, c’est l’impossible et c’est la transgression, me chuchote-t-elle de sa voix d’ombre. Pour introduire le récit et en éclairer les points saillants, elle prend plaisir à créer des liens entre des notions apparemment éloignées. Ce grand talent lui vient des livres de poésie qu’elle ramène de la bibliothèque municipale de Guingamp, et dont la lecture l’absorbe durant les mornes journées d’hiver et la splendeur de ses nuits. La transgression, tu sais, c’est comme la souffrance morale, elle mène soit à la connaissance soit à l’engloutissement… et, sans plus de transition, elle enchaîne sur la légende de la ville d’Ys. Le temps alors se dilate. Je l’écoute me raconter les mythes bretons qu’à l’occasion elle s’amuse à réinventer. Je sais qu’elle aime mettre dans la bouche des grandes héroïnes sa propre vision du monde. Lorsque je lui en fais la remarque, elle me répond en souriant : Il n’y a rien à inventer, Léo, il y a juste à recueillir les voix qui viennent de l’autre côté. Elle me parle durant des soirées entières du peuple des âmes qui vit sur l’autre rive, de ce dieu celte dont le nom ne doit pas être prononcé, de la beauté fatale des femmes de la mer qui entraînent par le fond les marins égarés, des douze vierges de Loqueltaz belles de corps comme des anges et perverses d’âme comme des démons, de Dahut, fille unique du roi de Cornouaille, qui au bout de la nuit fait jeter ses amants épuisés dans un gouffre, de cette mère au visage hagard et aux cheveux trempés de sueur, tirant la charrette où s’entassent les corps de ses neuf enfants morts, ou encore des chevaux qu’on écorche vivants au marché de Pontrieux. Alors la vieille femme de chantonner de sa voix un peu fêlée : « pendant que leur peau est au marché, leur corps est aux champs ». Rien n’est plus surréaliste que ces contes archaïques qui mêlent la grâce à l’effroi : les femmes et les hommes échangent leur rôle et leur sexe, le temps y est réversible, la mer se dévore elle-même, le passage de la mort à la vie une affaire courante parce qu’au fond les morts restent des vivants. Le quotidien est entouré de faux murs qui cachent les vraies histoires, m’explique ma grand-mère. Ses récits extraordinaires effacent, le temps d’une longue veillée, la détresse presque déchirante de l’écolier renfermé et solitaire que je suis le reste de l’année. Ils révèlent aussi la nudité sauvage du paysage qui nous environne : la lande rase, le grand ciel gris, le chapelet d’îles désolées éparpillées aux vents du large, l’herbe brûlée par l’acidité marine, l’odeur de terre, de racines et de cendre, le chêne, la grotte, le granit. Malgré les horreurs que ma chère mamie prend, parfois, un malin plaisir à me rapporter dans leurs moindres détails, à ses côtés je suis en sécurité. Les nuages accourent de l’ouest, un vent chargé de pluie secoue par rafales les bouleaux du jardin, j’imagine au loin la mer démontée, mais le contact de sa main sèche sur la mienne me rassure. Je sens que ses phrases fissurées me soignent. Elle parle avec lenteur, sans crainte de faire de longues pauses. C’est à peine si j’ose respirer dans ses silences – j’aime tant écouter son souffle au ralenti. Son visage d’une extrême pâleur, aux traits comme venus d’ailleurs, est plongé dans l’obscurité. Je ne l’aperçois que par instants, lorsqu’elle se penche en avant pour changer de position. Chaque fois je suis surpris par son regard incroyablement clair et la noblesse aiguë de sa maigre tête de rapace. Long nez et menton affirmé, tête tendue en avant lorsque quelque chose retient l’attention, voilà au moins ce que j’ai hérité d’elle. Le reste du temps, j’observe sa main droite aller et venir comme la marée à mesure que le récit s’enfonce dans l’inconnu. J’aimerais vivre pour toujours dans le règne de sa voix et de ses gestes. Lorsque le sommeil me gagne et que les bâillements se font plus fréquents, elle me conduit dans la petite chambre aménagée sous la charpente, garnie du sol au plafond de vieux romans et dont le plancher craque comme la coque d’un navire. J’aime sombrer comme ça, submergé de livres. Après m’avoir bordé, ma grand-mère s’assoit sur le lit et finit l’histoire en cours. Ce sont des histoires qui méritent d’être racontées jusqu’au bout, me dit-elle doucement. Elle parle de plus en plus bas, de plus en plus lentement. Je l’entends à demi-endormi, déjà dans la vie du rêve. Sa voix un peu sorcière qui sait faire advenir le murmure des disparus est bientôt entièrement recouverte par le sifflement du vent.

Tu es mûr pour le rêve, Léo. Tu aimes tant ce moment où tu perds pied, le vide qui s’ouvre lorsque tu t’abandonnes à la fatigue. L’eau est bleu sombre comme le paysage. On doit être au petit jour. Une épaisse nappe de brume masque le soleil. Tu barbotes encore quelques instants aux frontières du réel, puis l’amarre se détache de l’anneau et la barque glisse sans bruit dans la pénombre liquide. Ton corps d’enfant est cette barque sans rame qui s’arrache des rives de la conscience pour rejoindre celles du monde en suspens. Il n’y a pas un souffle de vent, mais un courant surnaturel t’entraîne doucement vers les lieux très anciens, vers l’endroit d’où tu viens. Tout est léger, irréel. Le ciel qui s’éclaircit file lentement au-dessus de la barque. C’est ta grand-mère qui te guide en silence, tu le sais, tu la sens près de toi. Ses bras entrouvrent le brouillard. Il existe des passerelles entre la mort et la vie, t’a-t-elle prévenu, ça se passe du côté des marais. Les limbes et le purgatoire et même l’enfer se traversent. Tu te frayes comme tu peux un passage entre les deux mondes parmi les roseaux, les souches et les branchages. Des algues longues comme d’épaisses chevelures s’enchevêtrent à ta coque. L’environnement se réinvente à mesure que tu t’éloignes des masses d’ombre arrêtées sur la rive du monde connu. Tu te forces à ne pas te retourner. Quel délice de se laisser entraîner toujours plus avant dans cette dérive hallucinée, à une vitesse qui sans cesse s’accroît… L’eau fraîche sur la peau de la coque est une caresse électrique. L’horizon peu à peu s’ouvre, le marécage se change en pleine mer. Tu files maintenant grand large vers les âmes heureuses et le monde au début du monde, toute honte suspendue. Mais les craquements incessants de la charpente dérangent ton rêve. Le coup de vent de la soirée s’est dans la nuit changé en tempête et ta barque se met à tanguer dangereusement. Tu ouvres grand les yeux sur la presque obscurité de la chambre. Ta grand-mère a éteint la lampe de chevet mais la douce lumière sous la rainure de la porte te rassure. Comme toutes les nuits, elle veille tard dans la salle à manger, un livre à la main. Tu peux de nouveau glisser dans le sommeil au rythme des gouttes d’eau qui s’abattent sur les vieilles ardoises.

Quand le monde s’écroulera et que je ne souhaiterais plus vivre qu’avec les morts, c’est dans cette maison de pêcheur aux murs épais que j’irai trouver refuge. Je sais qu’alors, dans l’habitation vide comme une épave, son fantôme viendra s’asseoir près de moi, en face de l’horloge tournant à vide. Son souffle d’ombre me fera de nouveau frissonner et, au plus profond de la nuit, avec ce qu’il restera de mots, sa voix rassurante ranimera le feu ancien.

Texte/Vidéo : Gwen Denieul

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Nuits d’enfance 2 – halluciner le réel

15 dimanche Déc 2019

Posted by ykouton in Gwen Denieul

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Chaque pan de falaise est une créature fantastique à qui j’invente une histoire. Mais parfois il s’agit simplement de personnes malveillantes de mon entourage. Je décide qu’un des dieux païens dont m’a parlé ma grand-mère les a enserrés dans la roche pour l’éternité (tel crétin du collège ne cessant de ricaner derrière mon dos, tel autre m’ayant menacé d’une fourchette à la cantine. Je les fixe, leur regard figé dans la paroi de granit ne me fait plus peur). Il suffit de lire ce qui est écrit dans la pierre, me conseille ma grand-mère bien-aimée. Sa voix d’un autre temps exorcise les bruits du monde. Elle m’apprend à me rendre disponible à ce qui advient. Abandonne-toi à la contemplation de la nature, ça peut être tout le paysage ou un tout petit détail. Laisse alors le temps défiler comme ça, sans rien faire. Les secondes s’ajouteront aux secondes et tu finiras par te libérer de toi-même. Tu deviendras un peu ce que tu regardes. Vieille gardienne des légendes celtiques, elle pointe du doigt les falaises de Plouézec en haut desquelles, entre lande et forêt, elle a passé sa vie. Les dieux celtes habitent ici, mon p’tit chat, et c’est par l’excès, uniquement par l’excès qu’on peut espérer les approcher. Chaque année je passe les vacances de la Toussaint chez elle. Précieuse semaine pour moi comme pour elle qui traverse seule le reste de l’année. Nous sommes du même côté du monde. Elle est le bonheur essentiel de mon enfance, mon arrière-pays obstiné. Où que je tourne la tête, je devine sa présence silencieuse. Elle est au cœur du paysage d’Armorique. Son grand corps maigre s’est érodé au fil du temps. Il a été capté par le sable humide, les ajoncs, la pierre grise et s’étend désormais au-delà de la lande, au-delà des falaises. J’entends parfois son souffle d’ombre dans l’air entier. Les rêves ne se laissent pas attraper, ce qu’on cherche et qui obsède ne se laisse posséder par personne. Les commencements se déploient avec le cœur, mabig. Le neuf naît de l’ancien, au bout de la jetée, comme le monde après l’averse. Vieil ange de chair et d’os, ses propos prennent toujours un caractère d’étrangeté qui fascinent. À la façon qu’elle a d’halluciner le réel, je commence à deviner ce qui, habituellement, reste invisible. Il existe d’autres dimensions, Léo, les plus infimes détails crée de nouveaux espaces. Si tu es attentif aux signes, tu peux rejoindre la présence immédiate des choses. Ça passe par beaucoup d’attente. Une attente profonde, sereine. ll ne faut pas craindre de se laisser hypnotiser par le silence. On finit alors par entendre des sons qui n’existent pas. Il y a toujours des choses à deviner, tu sais, il suffit de rester très longtemps au bord du presque rien pour que le plus familier devienne le plus étrange, et que le plus étrange devienne le plus intime. Tu verras, le tout autre aide à revenir à soi.

Ma grand-mère est depuis toujours attachée aux lointaines origines païennes de cette terre âpre et sauvage qui avec le temps est devenue l’une des plus catholiques. Elle m’explique comment l’homme à la croix a progressivement remplacé le druide et le sorcier, comment les dieux celtes un à un ont été christianisés comme on domestique un animal, dit-elle en serrant les dents, mais ils survivent encore grâce à nos rêves, ceux qui naissent dans la fraîcheur du soir, au creux des rochers. Tu sais, il faut y aller tout doux, mabig, nos anciens dieux sont devenus si fragiles avec le temps, si minuscules. Ils vivent tapis dans la lande, dissimulés sous les troupeaux de roche. Elle me parle maintenant tout bas, c’est comme une prière qu’elle murmure. Ils ne viennent pas du ciel, ils viennent de la terre et de la mer. Leur présence semble incertaine mais elle est irréfutable. Ils sont bien là, mon chat, ils tremblent tout près de nous, sous le sable et dans la lande. Ils s’écoutent à fleur de sol. Le plus lointain est aussi le plus proche. Sa frêle silhouette s’agenouille alors sur des coussinets de bruyère noire avec une lenteur presque solennelle. Regarde, il suffit de se mettre au ras des pâquerettes pour les entendre respirer. Doucement elle approche son oreille des ajoncs humides : parce qu’ils sont nés de nos larmes, nos petits dieux abîmés, il ne faut jamais désespérer. Quand on sait leur parler, ils ne restent pas sourds à nos plaintes. Plus grand-monde ne connaît les formules pour les invoquer mais si tu les appelles par le mot juste, ils viennent.

Les matinées sont pour l’essentiel consacrées au dessin. Mamie dit que dessiner, c’est se donner une liberté nouvelle. Alors je dessine comme un fou, je dessine avec toute la force de mes illusions, dans un état second, parfois même jusqu’à l’épuisement. Certaines blessures se guérissent à mains nues. Toute la rancœur accumulée durant l’année fait voler l’espace de la page en éclats. Dessiner est un jeu, une recherche, une aventure. La plupart du temps je me contente de l’esquisse. Parfois mon regard altéré me laisse deviner les linéaments d’une montagne, d’un fleuve, d’une bête familière. Je lève la tête de temps à autre pour regarder par la fenêtre le vent pousser les nuages vers l’horizon. Un frisson me parcourt alors le dos. La fièvre des commencements est sans doute née de là, de ces moments de silence où, sur la page blanche, j’ai joué des tours au réel en traçant des formes tremblées du bout des doigts. Après déjeuner, on part se promener au bord des hautes falaises, dans la pâle lumière d’octobre et le plein vent. Au bout de la pointe de Plouézec, je fixe l’horizon durant de longues minutes, le visage fouetté par les bourrasques du large, les yeux larmoyants. Puis je lève la tête et suis du regard le mouvement rapide des nuages. Les fantômes du collège disparaissent au loin. Je me sens incroyablement bien.

Le ciel s’assombrit. On rentre de l’étang, on rentre de la forêt soudain rendue profonde par le crépuscule. On marche sur le vieux bitume envahi par la mousse qui longe la côte. On passe devant le cimetière des grèves. Les cloches de la chapelle aux portes toujours closes sonnent l’angélus. Des nuées annonciatrices d’une tempête filent dans le ciel obscur. Un rideau de pluie tombe sur la ligne d’horizon. Ce couchant d’automne, on dirait le pays des ombres, me chuchote la voix lointaine et enveloppante. On se réfugie dans la maison solitaire où tout est calme et douceur. J’essuie la buée sur mes lunettes. Accoudé à la table de formica bleu ciel de la cuisine, j’observe les herbes folles frissonner dans le jardin de derrière, à côté du potager laissé à l’abandon. Ma grand-mère ferme les volets de la salle à manger. De toute façon, il ne passe jamais personne dans la rue, dit-elle. Tu vas voir, une fois que les volets sont fermés, qu’on laisse simplement la veilleuse allumée, des portes s’ouvrent. L’obscurité fait craquer les coutures du monde connu. Elle sait les phrases inédites qui font entrer dans l’autre monde, ma mamie adorée, elle sait aussi les bouts de légendes qui font battre le sang et les rêves de lointain dans lesquels j’aime vivre. Je regarde, fasciné, sa chevelure épaisse séparée en deux masses par une raie médiane et réunie dans la nuque en un chignon. Ils ont blanchi d’un seul coup à la mort de ton grand-père, m’a-t-elle dit le soir où elle m’a parlé pour la première fois de sa disparition en mer. Il venait de fêter ses vingt-cinq ans lorsque son navire de pêche a sombré au large de Roscoff. On a retrouvé son corps une semaine plus tard, sur la côte déchiquetée de l’île-de-Batz. La nuit de sa mort, ma grand-mère a reçu un intersigne, comme ça arrive souvent dans ce pays de drames. Après avoir rempli d’eau une grande marmite, elle a vu se dessiner à la surface, brièvement mais de façon très nette, la figure et le haut du corps de son mari. Le tressaillement qu’elle a eu et son geste brusque ont aussitôt fait disparaître l’image de l’aimé. Elle s’est efforcée de ne plus y penser le reste de la soirée, il fallait préparer le repas, s’occuper de ma mère encore bébé, mais elle n’en a pas dormi de la nuit. Elle sentait que son jeune époux s’était détaché d’elle à jamais.

Ce soir de grand vent, ma grand-mère me fait venir dans sa chambre carrée aux murs jaune fané un peu triste. Il y a trois vers qui circulent dans le corps des hommes, m’explique-t-elle, ces vers se réincarnent en coquillages lorsque les hommes disparaissent en mer. Dans le tiroir de sa table de chevet, elle conserve précieusement les trois coquillages retrouvés près du corps de l’homme qu’elle a aimé. Ils gardent sa mémoire, me dit-elle avec son bon sourire. Ses mains tremblent légèrement quand elle me les tend.

Elle ne s’est pas remariée. Elle a été institutrice et indépendante toute sa vie. C’est elle qui m’a appris à lire dès l’âge de quatre ans. Sur les photos accrochées au-dessus de son lit, j’observe les traits de son beau visage, jeune mère pâle et douce tenant sa fille dans les bras puis plus tard, par la main. Sur aucune d’elles on ne la voit sourire.

Texte/Vidéo : Gwen Denieul

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Nuits d’enfance 1 – hurler en silence

01 dimanche Déc 2019

Posted by ykouton in Gwen Denieul

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Les souvenirs qu’on nous fabrique, ceux qu’on tente d’effacer en vain, ceux qui serrent la gorge. Chaque pan de falaise comme pan de mémoire. Les murs écroulés, ceux contre lesquels on se cogne encore. Profondeur des origines : creuser, forer. Rouvrir, panser les plaies du petit garçon. De nouveau cette angoisse qui grandit dès que j’explore les très vieux chemins, quand je vais chercher loin et profond dans la tête, dans les nuits d’enfance. Avec l’écriture tout revient : la vie d’alors, si belle et si dégueulasse. Du côté de la lumière les récits fabuleux de ma grand-mère maternelle qui, les soirs d’automne, savaient lever les ombres, et du côté de la noirceur l’obéissance et l’enfermement dans le petit corps sec. Désespérant comme, depuis le début, j’ai tout fait pour me rendre parfaitement adaptable. Au fond, les jeux sont faits très tôt. À 10 ans déjà, mes instincts étaient domestiqués. Intoxiqué par le devoir, je suis devenu vieux avant même l’entrée dans l’adolescence. Ensuite, la sève est montée lentement, très lentement. Durant la puberté, j’ai dû apprendre à jeûner de la vie, à n’en pas en demander trop. Juste quelques miettes, un peu d’air. Mais à quoi bon se souvenir de tout ça ? C’est des histoires de dans le temps, comme disait ma chère grand-mère, tout ce bazar, vaut mieux l’oublier, mabig (mon p’tit).

5h45 – dès la sonnerie du réveil, l’angoisse m’envahit la poitrine. Dans le matin sombre, je m’habille assis au bord du lit, lentement enfile deux T-shirts l’un sur l’autre pour tenter de dissimuler mon épouvantable maigreur. Le grand escalier en bois, je le descends sur la pointe des pieds, presque sans un craquement. Je fais également le moins de bruit possible en mangeant mon bol de céréales, très consciencieusement lace d’un double nœud mes chaussures, avant de hisser le lourd cartable sur mes épaules. Mes gestes sont précautionneux. Dans la glace mon regard est craintif comme si toutes les horreurs du monde m’avaient été montrées à la naissance. Presque à chaque minute je vérifie l’heure à mon poignet. Faut pas traîner, Léo, le car scolaire passe à 6h35 précises et l’arrêt est à plus d’un kilomètre. Cette sensation oppressante d’être en retard sur tout me poursuivra longtemps. À la mauvaise saison, je ne vois la maison que de nuit, du dimanche soir au samedi matin. À la grande école privée, je garde en permanence ce sourire poli qui depuis ne m’a pas quitté. C’est mon masque, ma grimace. Je suis ce jeune garçon si docile, si appliqué qui, durant toute sa scolarité, grandira doucement, à l’écart des autres pour qu’ils ne le fassent pas trop souffrir. Bien planqué au fond de moi-même, je passerai toutes ces années à essayer de me faire oublier, rêvant de vivre dans les sous-sols du grand bâtiment scolaire, enfin libre de mes gestes et de mes plaisirs. Jusqu’à aujourd’hui j’ai gardé très vif en moi ce désir d’être invisible aux autres, et aussi le sentiment d’avoir une revanche à prendre sur eux. On feint d’oublier les premières froideurs, mais les failles d’enfance restent toujours là.

Ma différence, je l’ai ressentie très tôt. C’était physique, impossible à ignorer. J’aurais tellement voulu être comme tout le monde mais, au seuil de l’adolescence, la nature en a décidé autrement. Mon squelette prenait son temps. Peut-être sentait-il que la route serait longue. À douze ans, j’en paraissais huit. À dix-huit ans treize à peine. Il m’arrive aujourd’hui de penser que ce pauvre corps me punissait d’avoir trop tôt obéi. Mon retard de croissance m’a retiré du monde pendant dix longues années. Un cerveau d’adulte dans un corps d’enfant, voilà comment j’ai traversé l’adolescence. Mes condisciples ne voulaient voir que le corps d’enfant. Année après année, je devenais monstre à leurs yeux. Dans mon dos, je sentais leur regard moqueur ou méprisant. Avec mon poing, je me construisais un abri contre les insultes et serrais les dents à m’en briser la mâchoire. Je hurlais en silence. La nuit, j’avais des rêves de tueries de masse à l’américaine. Bam ! Bam ! Bastos entre les deux yeux. Un à un, je flinguais avec jubilation mes chers petits camarades du lycée, si beaux, si forts, si sûrs d’eux. J’avais si froid à l’intérieur.

Bien sûr il m’était impossible de me débarrasser de ma virginité, et aussi de cet air d’innocence triste qui me collait à la tronche. Pour éviter de me faire remarquer, je portais les vêtements les plus neutres qui soient. Aux yeux des filles, je n’existais simplement pas. J’étais anormal, puisqu’en dehors de la norme. Il suffit d’un rien pour être exclu du troupeau. Dès que la moindre chose cloche chez vous, les autres s’en donnent à cœur joie. Dans les infinis couloirs de l’école, du collège, du lycée, je rasais les murs, incapable d’affronter le moindre regard. Sous le préau et dans la cour, je m’excuserais presque d’exister. Leurs plaisanteries graveleuses, leurs insinuations répétées et leurs sarcasmes me désarmaient. J’étais un garçon nerveux et sans doute trop sensible. Proie facile pour tous les harceleurs, j’ai vite dû m’endurcir. J’ai appris comment se faire oublier dans un coin de la classe, comment discrètement se déshabiller et se rhabiller dans les vestiaires, comment rendre son corps compact face aux railleries, comment congeler ses émotions en toutes circonstances. Dur au dehors, froid au dedans. Tiens bon. Ne baisse pas les yeux et ne crains personne. Jamais. Lorsque tu sens la peur monter, crie ton angoisse à l’océan. Même s’ils t’obligent à t’isoler, même si tu ne parles plus à personne, ne laisse pas la haine ou le ressentiment te détruire. Tu verras alors que l’adversité affermit le caractère. Dans tes prochaines mues, il ne faudra perdre de vue ni qui tu es, ni d’où tu viens. Ces longues années de solitude m’auront au moins permis d’échapper à la normalisation programmée. Je n’ai pas suivi l’évolution habituelle de l’enfance libre à l’adolescence grégaire. Le rejet a forgé ma singularité. Me reste de cette époque une farouche défiance contre tout instinct de troupeau. Maintenant encore, j’abhorres fratries, groupes, partis et même communautés. Je n’ai de considération que pour les liens de personne à personne.

Heureusement qu’il y a la grève en bas de chez mes parents où je peux trouver refuge quand je veux. Premier paysage, paysage inouï où tout commence et recommence sans cesse. Mon humeur se renforce à la marée montante. Un souffle nouveau augmente ma poitrine. Il se glisse dans tous mes muscles tandis que le corps des autres restent branché aux écrans qui laissent sans mémoire. J’ai la volonté tenace de ne jamais me laisser noyer dans le goût commun. Je suis un enfant craintif mais plein d’orgueil. J’aime fureter le long de la falaise de granit rose qui, selon l’heure du jour passe du gris à l’ocre. Je prends à pleine main les blocs bruts, m’attarde dans les fissures, les interstices. C’est ici que les habitants des pierres cachent leurs trésors, me dit la voix fantôme dans ma tête. Je ferme les yeux pour mieux sentir la fraîcheur humide et la rugosité de la roche. Ce fond de baie désolé est mon coin de monde ; je sais comment y faire mon trou pour disparaître du réel en un claquement de doigts. Mon corps frêle se faufile dans une anfractuosité étroite et profonde connue de moi seul. Je délasse mes chaussures, enfonce mes pieds nus dans le sable mêlé de vase. Et voilà, je suis revenu dans l’utérus de petite maman, à l’abri de tous. Mon pouls se ralentit. Je n’ai plus peur et plus du tout froid à l’intérieur. L’air, l’eau, la pierre, le sable… j’ai la tentation de disparaître pour toujours dans ce pli de falaise. Recroquevillé sur moi-même, la cavité rocheuse me féconde de seconde en seconde. À la clarté d’une lampe électrique, je poursuis ma vie dans la lecture de bandes dessinées et de romans d’aventure : Le Lotus Bleu, Les Sept Boules de cristal, L’Appel de la forêt, Croc-Blanc, Vingt mille lieues sous les mers, L’Île mystérieuse, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym… Niché dans la roche, avec le bruit de la marée au loin, je relis les mêmes livres inlassablement. Ils apaisent pour une heure ou deux mon angoisse de vivre et, dans le même temps, me construisent une forteresse imprenable.

Texte et Vidéo : Gwen Denieul

 

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Avant que la nuit coule #2

01 dimanche Sep 2019

Posted by ykouton in Gwen Denieul, Marine Riguet

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Mon corps est convenablement assis devant l’ordinateur mais ma tête est déjà sur les routes. Des choses bougent en moi. Quelque chose de neuf se prépare. Il existe un autre territoire. La fatigue des jours, je ne la ressens plus. Le système ne gagne pas à tous les coups. Il faut le perturber pour commencer à exister, savoir poser sa différence. Je me sens encore jeune. Il me reste la dose de folie nécessaire à délirer dans les franges des déserts.

Je ne jouerai pas les victimes expiatoires. Sans moi les objectifs à atteindre. Sans moi les évaluations annuelles. Sans moi la mesquinerie de bureau. Sans moi les vieilles rancœurs. Sans moi les rêves mutilés. Je n’ai pas encore capitulé. Une ardeur nouvelle me pousse à délaisser le triste pavé pour me jeter sur les routes. Il me reste des montagnes à gravir, des dunes à dévaler. Il y a encore un monde à gagner. Mes jambes sont robustes, mes forces presque intactes. L’heure est venue de remettre mon corps en voyage.

Viens
Comme on mange et se lave
Avec des gestes plus vieux que soi

Je prendrai tes noms, tes langues, entre mes mains
Je prendrai les tics goudronneux de ta mémoire
Changés en eau
Et tu boiras

Repris par l’ancienne fièvre, j’étale une carte détaillée de l’Afrique sur le faux parquet du séjour. Remontent aussitôt les souvenirs d’enfance à me projeter des journées entières dans les cartes IGN de mes parents pour m’enfuir et rêver. Me revient aussi l’image du corps penché de l’enfant dans le Voyage de Baudelaire, l’élan vital qui, à la clarté de la lampe, palpe le tracé des reliefs, des fleuves, des côtes, des frontières. La fenêtre du séjour fait un rectangle de lumière sur l’Océan Indien et l’Afrique de l’Est, du Sud de la Péninsule Arabique au Nord de Madagascar. Instinctivement je pointe du doigt l’Ethiopie. En quelques minutes, l’itinéraire est tracé. De Suez je naviguerai vers Port-Soudan, puis Djibouti. En Éthiopie je trace mentalement une large boucle. Je passerai par Aksoum, Gondar, Lalibela, Addis-Abeba, pour ensuite me diriger vers Harar. Je poursuivrai le fantôme d’Arthur dans les ruelles blanches, piquerai un somme à l’Hôtel de l’Univers, inventerai les traces qu’il aura laissé pour toujours me remettre en mouvement. J’ai besoin d’énigmes pour avancer. Enfin, je m’enfoncerai aussi loin que possible dans le désert du Danakil. Dînerai à la clarté d’un croissant de lune oublié de tous, indemne, hors d’atteinte, enfin maître de mon temps. Je parlerai aux pierres, aux ombres immobiles. Je m’efforcerai de redonner vie aux signes. Le vrai voyage est un poème.

être là, comme cet arbre, comme ce caillou. ni plus, ni moins
célébrer ce qui se tient là
aimer, aimer tout de suite
merveille que de vivre ainsi

La fuite. Le train de tous les instants. Les brefs éclairs qui nous justifient et nous gardent jeunes. L’idéal sans trop y croire.

et les fragments déchirés qu’on emporte pour que ça ne pèse pas trop dans le sac de toile
et les soleils vifs qui font battre le sang
et les rencontres véritables qui nous laissent une trace d’éclat
et les pépites qu’on laisse au bord des routes
et les infimes fêlures qui font basculer de l’autre côté de la nuit

La chance m’appelle. Elle a changé de côté. À nouveau je me mets à y croire. À nouveau le frisson du vide, les risques, les beaux risques qu’on prend pour ce qu’on croit être le meilleur. À nouveau l’ivresse de trancher net tous les liens. À nouveau la joie de faire mourir les choses qui émoussaient mes sens. Le voyage me débarrassera des faux plis que j’ai pris à force de prudence. Maintenant qu’une grande partie de mon destin est tracé, maintenant que le pire a été identifié, j’entrevois la possibilité d’y échapper. Ça ne dépend que de moi. Je dois me transporter ailleurs, et encore ailleurs. Aller toujours un peu plus loin, vers la lumière, toujours plus de lumière. Jouer au fugitif. Disparaître à nouveau. Dans un hôtel borgne du quartier de la gare, dans une maison blanche au bord de l’eau, dans la clairière de mon enfance au bout du sentier, dans le vert des collines, dans une cabane abandonnée quelque part entre l’Ukraine et la Pologne, dans un grand hangar soyeux vers le nouveau souffle, dans la poussière d’or du soir quand le ciel s’invente et que les nuages projettent de grandes ombres. Là-bas réapprendre l’aventure. Une aventure à hauteur de ma jeunesse revenue. Ça ne fait que commencer, toujours ça ne fait que commencer. Dans ce vieux monde figé, j’éprouve la nécessité du jeu et la joie de la lente dérive. Le désir de reformuler le bonheur par toutes mes fibres. Enfin débarrassé de mon ego, contempler l’immensité du paysage, du haut des dunes l’océan au ralenti, les yeux brûlés de soleil. Toutes les vies à la fois. Le moment est venu de laisser le temps s’étirer.

À poursuivre le soleil, à fixer longtemps les restes de brume qui s’effacent à l’horizon, à regarder infiniment l’horizon pour soigner ma mélancolie. Ce n’est pas une question d’espoir. C’est une question de ferveur, une question de risque pris au départ et de pari tenu sur la longueur. Aussi une question d’air qui vient aux poumons, drôle de bouffée qui manque habituellement et d’un seul coup m’envahit, à l’improviste. Il s’en est fallu de peu, j’allais oublier de sentir et de respirer.

Nous devenons nos lieux, nos forêts
Nous devenons ce qui s’emporte
Se retient
Se raconte
Et au-devant
Toujours devant
Tu t’entre-ouvres

Dans la langue du pays, j’apprendrai le nom de l’eau, du feu, le nom du ciel, de la terre, le nom des arbres. Je m’assoirai au bord des routes, des chemins. Je regarderai les gens passer. Je poserai un regard calme sur le monde. Ce sera la vie en plus vrai.

Je voyagerai presque sans contrainte pour la dernière parade. J’emporterai ma fièvre sous le bras. Chaque jour j’éprouvai la distance parcourue, vivrai à l’écart pour aller au-delà, fantôme à la recherche d’autres fantômes. Il y aura ces apparitions qu’on croit voir au crépuscule et ces terres qui émergent au-dessus des nuages dans la lumière de l’aube. Je resterai déchiré jusqu’au bout, là-bas brûlerai mes dernières illusions. Et quand il s’agira de s’en retourner chez les vierges mères blafardes, dans les landes et dans les mares, je me déroberai crétin, forcené, définitivement à côté de la plaque. Les vieilles sorcières et leurs obscures tendresses finissent toujours par régler leurs comptes.

Texte/Vidéo : Gwen Denieul & Marine Riguet

 

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Avant que la nuit coule

25 dimanche Août 2019

Posted by ykouton in Gwen Denieul, Marine Riguet

≈ 2 Commentaires

Dans cette imitation de la vie, tout se passe comme si rien n’arrive. Employé à plein temps payé à produire du vide tout le jour, écrasé par l’ennui, tu es entouré de voix qui osent à peine parler.

À déambuler comme fantôme à moi-même dans le grand décor gris clair, sous la lumière blanche des leds, j’ai vite pris l’habitude de ne pas être. La nuit, je revois les fantômes du jour se déplacer sans bruit sur la moquette beige de l’open space. Les lumières sont tamisées et légèrement bleutées, les bureaux presque déserts. Je suis avec eux dans l’open space, pourtant j’ai l’étrange impression de les observer de loin. Parfois, l’un de mes collègues somnambules se tourne vers moi et m’adresse la parole, mais sa voix est si étouffée que je ne comprends pas un mot de ce qu’il me dit.

Et dans ma tête au réveil, toujours les mêmes questions qui reviennent : comment ne plus participer à tout ce cirque ? Comment sortir de ce mensonge tant que ça saigne encore un peu ? Et que reste-t-il à sauver ?

Le soir, pour rentrer chez moi, je remonte à pieds le boulevard Barbès et le boulevard Ornano jusqu’à la Porte de Clignancourt. Même par mauvais temps, plutôt que de prendre le bus ou le métro, je préfère marcher contre le vent et la pluie pour me décrasser l’âme. Tu étouffes, me dit la voix vagabonde, t’en peux plus de cette existence absurde où chacune de tes actions ne fait que t’enfoncer un peu plus dans le rien. La réalité économique recouvre tout. Elle a figé le hasard, solidifié tes rêves. Tu ne vas tout de même pas te comporter en esclave toute ta vie. Faut pas rester ici, Léo, tu dois jouer ton propre jeu si tu ne veux pas doucement mourir dans cette vie par échéances, basée sur le renoncement. T’as tellement besoin de temps et d’espace. Ne cherche pas à te protéger, mon ami, le fantasme de tout laisser en plan pour aller vivre à l’autre bout de la planète ne t’a jamais quitté.

Je dois me rendre moins prévisible, m’éloigner de tout ce qui rassure. Improviser, brouiller les pistes, faire diversion pour tenter de sortir des mailles du filet. Essayer quelque chose de neuf, n’importe quoi, avant que ma carcasse ne soit définitivement kaput. Passé quarante ans, l’étau se resserre dangereusement. Je ne demande pas grand-chose, je veux simplement me sentir exister.

Retrouver mes pieds. Écouter les pas réguliers, le souffle de la marche. Courir aussi, courir dans le vent, courir comme un jeune chien fou le long d’une plage du Mozambique, retrouver le bonheur musculaire de courir à n’en plus finir dans le grand air vibrant. Crier vers l’horizon, me sentir vivant, sur la brèche, en état d’alerte. Suivre la rivière à l’affût de nouvelles éclaircies. Regarder la lune se lever, le lointain à portée de main. Je voudrais à nouveau être l’autre, le double fugitif, celui qui me pousse sans cesse à remettre en jeu ma petite vie bien réglée.

Avant que la nuit coule
Avant que la nuit bâche
Tous ceux
Qui soûlent du travail bu dans des verres en carton
Soûlent des heures qui s’effacent en passant
Comme les rues se lessivent
Tous ceux qui
Suspendus
Tous les autres
Sans plus de corps pour tomber
Ni matin à revendre
Se serrent comme on se troque
Avant
J’irai te chercher

Revivre ailleurs. Prendre l’air ailleurs. Chaque déplacement comme un nouveau dépassement. Cette ardeur d’enfance qu’on passe sa vie à vouloir ressentir de nouveau rien qu’une fois.

traquer la beauté
la beauté en pure perte
tout près de la source
dans l’instant présent
l’effroi que ça serait !

Je ne vais pas m’entêter dans cette existence. Si je reste à croupir ici plus longtemps, un jour prochain j’aurai à en payer le prix. Sans risque, la vie est absente. Je dois retrouver l’idiot en moi pour faire voler en éclats cette farce. Il est temps de mettre fin aux répétitions suffocantes et de brûler à nouveau. Oui, l’aventure est encore possible. Mon tour n’est pas tout à fait passé. Sans cesse je rêve de m’évader. Mon désir de voyage au long cours est resté intact tandis que les années passaient. Je dois maintenant trouver la formule qui rompra l’envoûtement, prononcer à voix basse les mots qui dilatent le cœur.

Du fond du souffle
Du fil rompu de tes nuits
Je te reconnais
Encore à marcher sur les pointes pour ne pas faire craquer la terre
Et à servir l’eau à table
Comme on se tait
Encore debout dans l’horizon déserté par les bêtes
Et les yeux âpres des rivages
De bord à bord
Je te sais

Après le noir, le rouge du matin. Je rêve d’une vie à l’écart, clandestine, dans la poussière des pistes. En rêve, je suis rivière, cascade, refuge de montagne dans les grandes nuits d’été. Désormais, c’est décidé, je ne sacrifierai ni ma force, ni mon instinct. Je ne jouerai plus d’autres jeux que le mien, n’aurai plus de compte à rendre à personne.

Vivre libre. Composer avec d’autres horizons. Retrouver l’étendue, le courage physique de s’élancer. Cheminer en cercle. Dériver n’importe où. S’expatrier là où la joie et l’agir coïncident. Sur les routes défoncées, les chemins de pierres, les sentiers qui bifurquent, les pistes de latérite, loin des cris et du chaos. Jouer dans les ruines comme chien fouillant les poubelles, seul survivant d’un autre monde. Galoper vers la pleine lumière et les prolongements inattendus, visage tendu vers le bleu, paupières mi-closes. Se sentir à nouveau vulnérable à la faim, à la soif. Dormir dehors comme les pierres, flanc contre terre. Avaler la lumière.

Tu recommenceras les chemins de fontaine en fontaine
Réinitialisé par tes pas
Ni dieu ni chien ni mort tu flotteras

Viens
Les frontières s’ouvriront
À tes hanches
Les jours
À tes hanches
La terre s’élargira
L’été au creux de chaque saison
Et la réverbération de nos joies en bouche

Retour au nomadisme. Il me faut essayer d’autres vies. D’abord quelques bonnes nuits pour me réinitialiser le cerveau, puis prendre le large, les yeux lavés du tristement ordinaire. Ce sera un départ matinal. Mon réveil devancera l’aurore. Je partirai léger. Dans une ville-transit, je dormirai dans le premier hôtel venu. Me lèverai à la pointe du jour et repartirai. Ouvert aux fulgurances du jour, la marche me portera. Je me remettrai en route chaque matin. Me déplacerai sans arrêt pour fausser compagnie à la pesanteur. Je suivrai le hasard, improviserai l’itinéraire comme j’invente mes phrases. J’irai vers le vers, vers ces terres de fractures où je serai ébloui et vite oublié, vers chez les vivants où les rencontres véritables sont encore possibles.

Viens
Les frontières s’ouvriront
À tes hanches
Les jours
À tes hanches
La terre s’élargira

Viens
Comme on mange et se lave
Avec des gestes plus vieux que soi
Viens comme on fait corps
Souple et battant
De passage
Comme le trèfle se répand
En rage sans rugir
Comme on ne revient pas

 

Texte et vidéo : Marine Riguet & Gwen Denieul

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