Les souvenirs qu’on nous fabrique, ceux qu’on tente d’effacer en vain, ceux qui serrent la gorge. Chaque pan de falaise comme pan de mémoire. Les murs écroulés, ceux contre lesquels on se cogne encore. Profondeur des origines : creuser, forer. Rouvrir, panser les plaies du petit garçon. De nouveau cette angoisse qui grandit dès que j’explore les très vieux chemins, quand je vais chercher loin et profond dans la tête, dans les nuits d’enfance. Avec l’écriture tout revient : la vie d’alors, si belle et si dégueulasse. Du côté de la lumière les récits fabuleux de ma grand-mère maternelle qui, les soirs d’automne, savaient lever les ombres, et du côté de la noirceur l’obéissance et l’enfermement dans le petit corps sec. Désespérant comme, depuis le début, j’ai tout fait pour me rendre parfaitement adaptable. Au fond, les jeux sont faits très tôt. À 10 ans déjà, mes instincts étaient domestiqués. Intoxiqué par le devoir, je suis devenu vieux avant même l’entrée dans l’adolescence. Ensuite, la sève est montée lentement, très lentement. Durant la puberté, j’ai dû apprendre à jeûner de la vie, à n’en pas en demander trop. Juste quelques miettes, un peu d’air. Mais à quoi bon se souvenir de tout ça ? C’est des histoires de dans le temps, comme disait ma chère grand-mère, tout ce bazar, vaut mieux l’oublier, mabig (mon p’tit).
5h45 – dès la sonnerie du réveil, l’angoisse m’envahit la poitrine. Dans le matin sombre, je m’habille assis au bord du lit, lentement enfile deux T-shirts l’un sur l’autre pour tenter de dissimuler mon épouvantable maigreur. Le grand escalier en bois, je le descends sur la pointe des pieds, presque sans un craquement. Je fais également le moins de bruit possible en mangeant mon bol de céréales, très consciencieusement lace d’un double nœud mes chaussures, avant de hisser le lourd cartable sur mes épaules. Mes gestes sont précautionneux. Dans la glace mon regard est craintif comme si toutes les horreurs du monde m’avaient été montrées à la naissance. Presque à chaque minute je vérifie l’heure à mon poignet. Faut pas traîner, Léo, le car scolaire passe à 6h35 précises et l’arrêt est à plus d’un kilomètre. Cette sensation oppressante d’être en retard sur tout me poursuivra longtemps. À la mauvaise saison, je ne vois la maison que de nuit, du dimanche soir au samedi matin. À la grande école privée, je garde en permanence ce sourire poli qui depuis ne m’a pas quitté. C’est mon masque, ma grimace. Je suis ce jeune garçon si docile, si appliqué qui, durant toute sa scolarité, grandira doucement, à l’écart des autres pour qu’ils ne le fassent pas trop souffrir. Bien planqué au fond de moi-même, je passerai toutes ces années à essayer de me faire oublier, rêvant de vivre dans les sous-sols du grand bâtiment scolaire, enfin libre de mes gestes et de mes plaisirs. Jusqu’à aujourd’hui j’ai gardé très vif en moi ce désir d’être invisible aux autres, et aussi le sentiment d’avoir une revanche à prendre sur eux. On feint d’oublier les premières froideurs, mais les failles d’enfance restent toujours là.
Ma différence, je l’ai ressentie très tôt. C’était physique, impossible à ignorer. J’aurais tellement voulu être comme tout le monde mais, au seuil de l’adolescence, la nature en a décidé autrement. Mon squelette prenait son temps. Peut-être sentait-il que la route serait longue. À douze ans, j’en paraissais huit. À dix-huit ans treize à peine. Il m’arrive aujourd’hui de penser que ce pauvre corps me punissait d’avoir trop tôt obéi. Mon retard de croissance m’a retiré du monde pendant dix longues années. Un cerveau d’adulte dans un corps d’enfant, voilà comment j’ai traversé l’adolescence. Mes condisciples ne voulaient voir que le corps d’enfant. Année après année, je devenais monstre à leurs yeux. Dans mon dos, je sentais leur regard moqueur ou méprisant. Avec mon poing, je me construisais un abri contre les insultes et serrais les dents à m’en briser la mâchoire. Je hurlais en silence. La nuit, j’avais des rêves de tueries de masse à l’américaine. Bam ! Bam ! Bastos entre les deux yeux. Un à un, je flinguais avec jubilation mes chers petits camarades du lycée, si beaux, si forts, si sûrs d’eux. J’avais si froid à l’intérieur.
Bien sûr il m’était impossible de me débarrasser de ma virginité, et aussi de cet air d’innocence triste qui me collait à la tronche. Pour éviter de me faire remarquer, je portais les vêtements les plus neutres qui soient. Aux yeux des filles, je n’existais simplement pas. J’étais anormal, puisqu’en dehors de la norme. Il suffit d’un rien pour être exclu du troupeau. Dès que la moindre chose cloche chez vous, les autres s’en donnent à cœur joie. Dans les infinis couloirs de l’école, du collège, du lycée, je rasais les murs, incapable d’affronter le moindre regard. Sous le préau et dans la cour, je m’excuserais presque d’exister. Leurs plaisanteries graveleuses, leurs insinuations répétées et leurs sarcasmes me désarmaient. J’étais un garçon nerveux et sans doute trop sensible. Proie facile pour tous les harceleurs, j’ai vite dû m’endurcir. J’ai appris comment se faire oublier dans un coin de la classe, comment discrètement se déshabiller et se rhabiller dans les vestiaires, comment rendre son corps compact face aux railleries, comment congeler ses émotions en toutes circonstances. Dur au dehors, froid au dedans. Tiens bon. Ne baisse pas les yeux et ne crains personne. Jamais. Lorsque tu sens la peur monter, crie ton angoisse à l’océan. Même s’ils t’obligent à t’isoler, même si tu ne parles plus à personne, ne laisse pas la haine ou le ressentiment te détruire. Tu verras alors que l’adversité affermit le caractère. Dans tes prochaines mues, il ne faudra perdre de vue ni qui tu es, ni d’où tu viens. Ces longues années de solitude m’auront au moins permis d’échapper à la normalisation programmée. Je n’ai pas suivi l’évolution habituelle de l’enfance libre à l’adolescence grégaire. Le rejet a forgé ma singularité. Me reste de cette époque une farouche défiance contre tout instinct de troupeau. Maintenant encore, j’abhorres fratries, groupes, partis et même communautés. Je n’ai de considération que pour les liens de personne à personne.
Heureusement qu’il y a la grève en bas de chez mes parents où je peux trouver refuge quand je veux. Premier paysage, paysage inouï où tout commence et recommence sans cesse. Mon humeur se renforce à la marée montante. Un souffle nouveau augmente ma poitrine. Il se glisse dans tous mes muscles tandis que le corps des autres restent branché aux écrans qui laissent sans mémoire. J’ai la volonté tenace de ne jamais me laisser noyer dans le goût commun. Je suis un enfant craintif mais plein d’orgueil. J’aime fureter le long de la falaise de granit rose qui, selon l’heure du jour passe du gris à l’ocre. Je prends à pleine main les blocs bruts, m’attarde dans les fissures, les interstices. C’est ici que les habitants des pierres cachent leurs trésors, me dit la voix fantôme dans ma tête. Je ferme les yeux pour mieux sentir la fraîcheur humide et la rugosité de la roche. Ce fond de baie désolé est mon coin de monde ; je sais comment y faire mon trou pour disparaître du réel en un claquement de doigts. Mon corps frêle se faufile dans une anfractuosité étroite et profonde connue de moi seul. Je délasse mes chaussures, enfonce mes pieds nus dans le sable mêlé de vase. Et voilà, je suis revenu dans l’utérus de petite maman, à l’abri de tous. Mon pouls se ralentit. Je n’ai plus peur et plus du tout froid à l’intérieur. L’air, l’eau, la pierre, le sable… j’ai la tentation de disparaître pour toujours dans ce pli de falaise. Recroquevillé sur moi-même, la cavité rocheuse me féconde de seconde en seconde. À la clarté d’une lampe électrique, je poursuis ma vie dans la lecture de bandes dessinées et de romans d’aventure : Le Lotus Bleu, Les Sept Boules de cristal, L’Appel de la forêt, Croc-Blanc, Vingt mille lieues sous les mers, L’Île mystérieuse, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym… Niché dans la roche, avec le bruit de la marée au loin, je relis les mêmes livres inlassablement. Ils apaisent pour une heure ou deux mon angoisse de vivre et, dans le même temps, me construisent une forteresse imprenable.
Texte et Vidéo : Gwen Denieul
Les images sont époustouflantes et les mots sont saisissants.
L’enveloppe corporelle ne réfléchit pas la grandeur de l’esprit.
Merci, je ne puis rien ajouter.