Dans cette imitation de la vie, tout se passe comme si rien n’arrive. Employé à plein temps payé à produire du vide tout le jour, écrasé par l’ennui, tu es entouré de voix qui osent à peine parler.
À déambuler comme fantôme à moi-même dans le grand décor gris clair, sous la lumière blanche des leds, j’ai vite pris l’habitude de ne pas être. La nuit, je revois les fantômes du jour se déplacer sans bruit sur la moquette beige de l’open space. Les lumières sont tamisées et légèrement bleutées, les bureaux presque déserts. Je suis avec eux dans l’open space, pourtant j’ai l’étrange impression de les observer de loin. Parfois, l’un de mes collègues somnambules se tourne vers moi et m’adresse la parole, mais sa voix est si étouffée que je ne comprends pas un mot de ce qu’il me dit.
Et dans ma tête au réveil, toujours les mêmes questions qui reviennent : comment ne plus participer à tout ce cirque ? Comment sortir de ce mensonge tant que ça saigne encore un peu ? Et que reste-t-il à sauver ?
Le soir, pour rentrer chez moi, je remonte à pieds le boulevard Barbès et le boulevard Ornano jusqu’à la Porte de Clignancourt. Même par mauvais temps, plutôt que de prendre le bus ou le métro, je préfère marcher contre le vent et la pluie pour me décrasser l’âme. Tu étouffes, me dit la voix vagabonde, t’en peux plus de cette existence absurde où chacune de tes actions ne fait que t’enfoncer un peu plus dans le rien. La réalité économique recouvre tout. Elle a figé le hasard, solidifié tes rêves. Tu ne vas tout de même pas te comporter en esclave toute ta vie. Faut pas rester ici, Léo, tu dois jouer ton propre jeu si tu ne veux pas doucement mourir dans cette vie par échéances, basée sur le renoncement. T’as tellement besoin de temps et d’espace. Ne cherche pas à te protéger, mon ami, le fantasme de tout laisser en plan pour aller vivre à l’autre bout de la planète ne t’a jamais quitté.
Je dois me rendre moins prévisible, m’éloigner de tout ce qui rassure. Improviser, brouiller les pistes, faire diversion pour tenter de sortir des mailles du filet. Essayer quelque chose de neuf, n’importe quoi, avant que ma carcasse ne soit définitivement kaput. Passé quarante ans, l’étau se resserre dangereusement. Je ne demande pas grand-chose, je veux simplement me sentir exister.
Retrouver mes pieds. Écouter les pas réguliers, le souffle de la marche. Courir aussi, courir dans le vent, courir comme un jeune chien fou le long d’une plage du Mozambique, retrouver le bonheur musculaire de courir à n’en plus finir dans le grand air vibrant. Crier vers l’horizon, me sentir vivant, sur la brèche, en état d’alerte. Suivre la rivière à l’affût de nouvelles éclaircies. Regarder la lune se lever, le lointain à portée de main. Je voudrais à nouveau être l’autre, le double fugitif, celui qui me pousse sans cesse à remettre en jeu ma petite vie bien réglée.
Avant que la nuit coule
Avant que la nuit bâche
Tous ceux
Qui soûlent du travail bu dans des verres en carton
Soûlent des heures qui s’effacent en passant
Comme les rues se lessivent
Tous ceux qui
Suspendus
Tous les autres
Sans plus de corps pour tomber
Ni matin à revendre
Se serrent comme on se troque
Avant
J’irai te chercher
Revivre ailleurs. Prendre l’air ailleurs. Chaque déplacement comme un nouveau dépassement. Cette ardeur d’enfance qu’on passe sa vie à vouloir ressentir de nouveau rien qu’une fois.
traquer la beauté
la beauté en pure perte
tout près de la source
dans l’instant présent
l’effroi que ça serait !
Je ne vais pas m’entêter dans cette existence. Si je reste à croupir ici plus longtemps, un jour prochain j’aurai à en payer le prix. Sans risque, la vie est absente. Je dois retrouver l’idiot en moi pour faire voler en éclats cette farce. Il est temps de mettre fin aux répétitions suffocantes et de brûler à nouveau. Oui, l’aventure est encore possible. Mon tour n’est pas tout à fait passé. Sans cesse je rêve de m’évader. Mon désir de voyage au long cours est resté intact tandis que les années passaient. Je dois maintenant trouver la formule qui rompra l’envoûtement, prononcer à voix basse les mots qui dilatent le cœur.
Du fond du souffle
Du fil rompu de tes nuits
Je te reconnais
Encore à marcher sur les pointes pour ne pas faire craquer la terre
Et à servir l’eau à table
Comme on se tait
Encore debout dans l’horizon déserté par les bêtes
Et les yeux âpres des rivages
De bord à bord
Je te sais
Après le noir, le rouge du matin. Je rêve d’une vie à l’écart, clandestine, dans la poussière des pistes. En rêve, je suis rivière, cascade, refuge de montagne dans les grandes nuits d’été. Désormais, c’est décidé, je ne sacrifierai ni ma force, ni mon instinct. Je ne jouerai plus d’autres jeux que le mien, n’aurai plus de compte à rendre à personne.
Vivre libre. Composer avec d’autres horizons. Retrouver l’étendue, le courage physique de s’élancer. Cheminer en cercle. Dériver n’importe où. S’expatrier là où la joie et l’agir coïncident. Sur les routes défoncées, les chemins de pierres, les sentiers qui bifurquent, les pistes de latérite, loin des cris et du chaos. Jouer dans les ruines comme chien fouillant les poubelles, seul survivant d’un autre monde. Galoper vers la pleine lumière et les prolongements inattendus, visage tendu vers le bleu, paupières mi-closes. Se sentir à nouveau vulnérable à la faim, à la soif. Dormir dehors comme les pierres, flanc contre terre. Avaler la lumière.
Tu recommenceras les chemins de fontaine en fontaine
Réinitialisé par tes pas
Ni dieu ni chien ni mort tu flotteras
Viens
Les frontières s’ouvriront
À tes hanches
Les jours
À tes hanches
La terre s’élargira
L’été au creux de chaque saison
Et la réverbération de nos joies en bouche
Retour au nomadisme. Il me faut essayer d’autres vies. D’abord quelques bonnes nuits pour me réinitialiser le cerveau, puis prendre le large, les yeux lavés du tristement ordinaire. Ce sera un départ matinal. Mon réveil devancera l’aurore. Je partirai léger. Dans une ville-transit, je dormirai dans le premier hôtel venu. Me lèverai à la pointe du jour et repartirai. Ouvert aux fulgurances du jour, la marche me portera. Je me remettrai en route chaque matin. Me déplacerai sans arrêt pour fausser compagnie à la pesanteur. Je suivrai le hasard, improviserai l’itinéraire comme j’invente mes phrases. J’irai vers le vers, vers ces terres de fractures où je serai ébloui et vite oublié, vers chez les vivants où les rencontres véritables sont encore possibles.
Viens
Les frontières s’ouvriront
À tes hanches
Les jours
À tes hanches
La terre s’élargira
Viens
Comme on mange et se lave
Avec des gestes plus vieux que soi
Viens comme on fait corps
Souple et battant
De passage
Comme le trèfle se répand
En rage sans rugir
Comme on ne revient pas
Texte et vidéo : Marine Riguet & Gwen Denieul
» Je dois retrouver l’idiot en moi « … nous devons
même si pour certains il est un peu tard pour essayer d’autres vies (surtout quand n’en ont pas l’habitude) 🙂
comme il serait grisant d’essayer une autre forme de vie
merci