Notre goût commun pour le fantastique nous réunit après dîner dans le coin le plus sombre de la salle à manger aux murs de pierres noires cimentées de blanc. Je m’allonge sur le vieux canapé piqué de roses d’où l’élégante vieille dame se plaît à me faire voyager dans le légendaire breton. Elle étend sur moi une couverture en laine, s’assoit sur le fauteuil en rotin, juste à côté du vieux poêle qui réchauffe mal la grande pièce humide. Derrière elle est accroché un miroir loupe en forme de lune dont la simple vue m’effraie à la nuit tombée. Le fantastique, c’est l’impossible et c’est la transgression, me chuchote-t-elle de sa voix d’ombre. Pour introduire le récit et en éclairer les points saillants, elle prend plaisir à créer des liens entre des notions apparemment éloignées. Ce grand talent lui vient des livres de poésie qu’elle ramène de la bibliothèque municipale de Guingamp, et dont la lecture l’absorbe durant les mornes journées d’hiver et la splendeur de ses nuits. La transgression, tu sais, c’est comme la souffrance morale, elle mène soit à la connaissance soit à l’engloutissement… et, sans plus de transition, elle enchaîne sur la légende de la ville d’Ys. Le temps alors se dilate. Je l’écoute me raconter les mythes bretons qu’à l’occasion elle s’amuse à réinventer. Je sais qu’elle aime mettre dans la bouche des grandes héroïnes sa propre vision du monde. Lorsque je lui en fais la remarque, elle me répond en souriant : Il n’y a rien à inventer, Léo, il y a juste à recueillir les voix qui viennent de l’autre côté. Elle me parle durant des soirées entières du peuple des âmes qui vit sur l’autre rive, de ce dieu celte dont le nom ne doit pas être prononcé, de la beauté fatale des femmes de la mer qui entraînent par le fond les marins égarés, des douze vierges de Loqueltaz belles de corps comme des anges et perverses d’âme comme des démons, de Dahut, fille unique du roi de Cornouaille, qui au bout de la nuit fait jeter ses amants épuisés dans un gouffre, de cette mère au visage hagard et aux cheveux trempés de sueur, tirant la charrette où s’entassent les corps de ses neuf enfants morts, ou encore des chevaux qu’on écorche vivants au marché de Pontrieux. Alors la vieille femme de chantonner de sa voix un peu fêlée : « pendant que leur peau est au marché, leur corps est aux champs ». Rien n’est plus surréaliste que ces contes archaïques qui mêlent la grâce à l’effroi : les femmes et les hommes échangent leur rôle et leur sexe, le temps y est réversible, la mer se dévore elle-même, le passage de la mort à la vie une affaire courante parce qu’au fond les morts restent des vivants. Le quotidien est entouré de faux murs qui cachent les vraies histoires, m’explique ma grand-mère. Ses récits extraordinaires effacent, le temps d’une longue veillée, la détresse presque déchirante de l’écolier renfermé et solitaire que je suis le reste de l’année. Ils révèlent aussi la nudité sauvage du paysage qui nous environne : la lande rase, le grand ciel gris, le chapelet d’îles désolées éparpillées aux vents du large, l’herbe brûlée par l’acidité marine, l’odeur de terre, de racines et de cendre, le chêne, la grotte, le granit. Malgré les horreurs que ma chère mamie prend, parfois, un malin plaisir à me rapporter dans leurs moindres détails, à ses côtés je suis en sécurité. Les nuages accourent de l’ouest, un vent chargé de pluie secoue par rafales les bouleaux du jardin, j’imagine au loin la mer démontée, mais le contact de sa main sèche sur la mienne me rassure. Je sens que ses phrases fissurées me soignent. Elle parle avec lenteur, sans crainte de faire de longues pauses. C’est à peine si j’ose respirer dans ses silences – j’aime tant écouter son souffle au ralenti. Son visage d’une extrême pâleur, aux traits comme venus d’ailleurs, est plongé dans l’obscurité. Je ne l’aperçois que par instants, lorsqu’elle se penche en avant pour changer de position. Chaque fois je suis surpris par son regard incroyablement clair et la noblesse aiguë de sa maigre tête de rapace. Long nez et menton affirmé, tête tendue en avant lorsque quelque chose retient l’attention, voilà au moins ce que j’ai hérité d’elle. Le reste du temps, j’observe sa main droite aller et venir comme la marée à mesure que le récit s’enfonce dans l’inconnu. J’aimerais vivre pour toujours dans le règne de sa voix et de ses gestes. Lorsque le sommeil me gagne et que les bâillements se font plus fréquents, elle me conduit dans la petite chambre aménagée sous la charpente, garnie du sol au plafond de vieux romans et dont le plancher craque comme la coque d’un navire. J’aime sombrer comme ça, submergé de livres. Après m’avoir bordé, ma grand-mère s’assoit sur le lit et finit l’histoire en cours. Ce sont des histoires qui méritent d’être racontées jusqu’au bout, me dit-elle doucement. Elle parle de plus en plus bas, de plus en plus lentement. Je l’entends à demi-endormi, déjà dans la vie du rêve. Sa voix un peu sorcière qui sait faire advenir le murmure des disparus est bientôt entièrement recouverte par le sifflement du vent.
Tu es mûr pour le rêve, Léo. Tu aimes tant ce moment où tu perds pied, le vide qui s’ouvre lorsque tu t’abandonnes à la fatigue. L’eau est bleu sombre comme le paysage. On doit être au petit jour. Une épaisse nappe de brume masque le soleil. Tu barbotes encore quelques instants aux frontières du réel, puis l’amarre se détache de l’anneau et la barque glisse sans bruit dans la pénombre liquide. Ton corps d’enfant est cette barque sans rame qui s’arrache des rives de la conscience pour rejoindre celles du monde en suspens. Il n’y a pas un souffle de vent, mais un courant surnaturel t’entraîne doucement vers les lieux très anciens, vers l’endroit d’où tu viens. Tout est léger, irréel. Le ciel qui s’éclaircit file lentement au-dessus de la barque. C’est ta grand-mère qui te guide en silence, tu le sais, tu la sens près de toi. Ses bras entrouvrent le brouillard. Il existe des passerelles entre la mort et la vie, t’a-t-elle prévenu, ça se passe du côté des marais. Les limbes et le purgatoire et même l’enfer se traversent. Tu te frayes comme tu peux un passage entre les deux mondes parmi les roseaux, les souches et les branchages. Des algues longues comme d’épaisses chevelures s’enchevêtrent à ta coque. L’environnement se réinvente à mesure que tu t’éloignes des masses d’ombre arrêtées sur la rive du monde connu. Tu te forces à ne pas te retourner. Quel délice de se laisser entraîner toujours plus avant dans cette dérive hallucinée, à une vitesse qui sans cesse s’accroît… L’eau fraîche sur la peau de la coque est une caresse électrique. L’horizon peu à peu s’ouvre, le marécage se change en pleine mer. Tu files maintenant grand large vers les âmes heureuses et le monde au début du monde, toute honte suspendue. Mais les craquements incessants de la charpente dérangent ton rêve. Le coup de vent de la soirée s’est dans la nuit changé en tempête et ta barque se met à tanguer dangereusement. Tu ouvres grand les yeux sur la presque obscurité de la chambre. Ta grand-mère a éteint la lampe de chevet mais la douce lumière sous la rainure de la porte te rassure. Comme toutes les nuits, elle veille tard dans la salle à manger, un livre à la main. Tu peux de nouveau glisser dans le sommeil au rythme des gouttes d’eau qui s’abattent sur les vieilles ardoises.
Quand le monde s’écroulera et que je ne souhaiterais plus vivre qu’avec les morts, c’est dans cette maison de pêcheur aux murs épais que j’irai trouver refuge. Je sais qu’alors, dans l’habitation vide comme une épave, son fantôme viendra s’asseoir près de moi, en face de l’horloge tournant à vide. Son souffle d’ombre me fera de nouveau frissonner et, au plus profond de la nuit, avec ce qu’il restera de mots, sa voix rassurante ranimera le feu ancien.
Texte/Vidéo : Gwen Denieul
le granit et la chère mamie **
extraordinairement magnifique
petit veinard !