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Le fil conducteur s’obscurcit. Chaque jour tu plonges un peu plus dans le doute. C’est ta seconde jeunesse qui est en train de s’éteindre. Le rouge du matin, t’arrives plus bien à le voir à l’oeil nu. Tu te sens comme écrasé par ta très convenable éducation. Elle t’interdit de te dérégler une nouvelle fois les sens. Faut dire aussi que tu manques de carburant. Il te reste à peine trois mois d’économies. À presque trente ans, tu sais toujours pas quoi faire de ta peau. Tu voudrais un peu de solidité, quelque chose à te mettre sous la dent, mais non, vraiment rien ne survient. Tu passes tes journées à gribouiller des trucs qui n’amusent que toi. Faudrait que tu fasses autre chose, autrement. Mais t’arrives plus à faire autrement. Le plus dur est comme toujours de durer. T’allumes une clope. Tu t’accoudes à la fenêtre. La petite musique du renoncement tintinnabule à tes oreilles. Chercher à s’échapper à nouveau serait suicidaire. Laisser venir serait suicidaire. Lancer les dés serait suicidaire. Macérer serait suicidaire. Tu frissonnes de froid. Tu tires de longues bouffées comme si ça pouvait te réchauffer. Fumée et vapeur d’eau sortent en belles nuées blanches de ta bouche. La nicotine augmente légèrement ton rythme cardiaque. Tu écoutes les battements du sang dans tes tempes. Ton angoisse boit avant qu’elles paraissent des larmes qui seraient pourtant libératrices. Ce serait crétin de cracher sur tout ce qui bouge. Je vais me remettre aux ultramodernes problèmes de management, et ça ira bien comme ça. Bientôt c’est la cale sèche. Je peux plus me permettre de faire le mariole et d’avoir des scrupules. La lutte de l’insoumis et l’ivresse d’exister, tu commences déjà à les oublier. À présent, tu dois trouver comment payer le loyer de façon honorable. Il suffit d’accepter sa place dans la hiérarchie et d’apprendre à fermer sa gueule. Tu verras, le confort et la sécurité endormiront ton éternelle angoisse de vivre. J’ai essayé d’être libre, mais faut beaucoup payer de sa personne pour rester libre. Ça coûtait sans trop cher pour moi. Il est tellement plus facile de vivre dans le faux, de préférer la copie à l’original. Si j’arrête de jouer trop longtemps avec eux, je risque de le regretter amèrement. Je tiens encore un peu à moi. Je les entends qui m’appellent au loin : Allez, rejoins-nous, viens te bâfrer avec nous, sous peine d’être définitivement mis à l’écart.

Comme si quelqu’un d’autre parlait en moi. Quatre heures du mat’, mal de crâne. Quelqu’un grince des dents à l’intérieur. C’est l’autre qui grince des dents, l’autre voix, celle du dedans. Ça fait longtemps que j’abrite un enfant solitaire, un gamin égoïste et dominateur qui laisse éclater joie et colère sans crier gare. L’être nocturne qui m’habite est aussi amoral qu’un enfant, aussi cynique qu’un vieillard. Je n’ai pas réussi à me libérer de lui, pas réussi à le faire crever, ni sur les chemins tordus du Haut-Atlas, ni durant notre marche forcée dans l’Adrar. Le très vieil enfant est indélogeable. Il me colle aux basques, m’observe en permanence. Sans doute me tient-il compagnie au plus intime depuis que je suis né. Peut-être même me précède-t-il depuis longtemps. Il me semble que c’est lui qui a pris les décisions importantes de mon existence. Sans lui, je me serais laissé couler. Cette nuit, il murmure faiblement à mon oreille. Je l’entends à peine. Sans l’avoir voulu, t’es devenu l’exact contraire de celui que tu rêvais d’être. Tu ne veux donc plus vivre, mon garçon ? A quoi ça te sert de jouer la comédie plus longtemps ? Rien ne t’oblige à sourire à tous ces cons, rien ne t’oblige à toujours répondre présent. Accepte de perdre l’équilibre. Laisse ta colère verser ses larmes. Flambe, Léo, flambe avec moi ! Retrouve la pulsion de vie, l’ardeur et la colère d’autrefois. Tu repenses parfois au feu qui te chauffait le ventre ? C’était y a pas si longtemps, souviens-toi, tu parlais de te jeter dans l’océan primitif. Tu voulais ressusciter le monstre marin de quand t’étais gosse. Qu’est-ce que t’as à craindre de toute façon ? La vie t’a déjà bien amoché. 

Tu as un goût si prononcé pour la contradiction que ce goût s’adresse aussi à toi-même. L’ennemi intérieur te fabrique de l’intranquillité. Tu te persuades qu’il t’aide à être plus rusé, plus résistant, plus audacieux aussi. Il est ce qu’il y a de fêlé en toi et qui te pousse à continuer, car le plus difficile est bien de continuer. Continuer à désirer ce que tu as, continuer à explorer tes zones d’ombre sans avoir peur des fausses routes. Tu sais bien que les principaux dangers sont la lassitude et l’endormissement, alors cette nuit tu t’accroches à l’idée que ce bon vieil ennemi te forcera à aller au bout de toi-même.

Hoel est l’être vivant en moi, le mauvais ange qui me fait sentir moins seul, moins misérable. Toujours joyeux, libre, moqueur, il rafle la mise à tous les coups. Il m’accompagne sans répit. Grâce à lui, j’ai toujours quelqu’un à qui parler. Dans les moments d’abattement, il secoue ma mélancolie naturelle. Il est ce qu’il reste de l’homme nouveau, de l’homme rénové de fond en comble que je rêvais d’être dans mes jeunes années. Il pointe son nez dès que je sors faire un tour. En voyage, il vagabonde à ma place, pieds nus, tête haute, sans artifice. Je le laisse grandir. C’est lui qui se réveille en sursaut avant l’aube et profite de chaque seconde à l’air libre, lui qui explore les forêts, les ruines, les hangars désaffectés, lui qui colle son oeil aux fissures des murs délabrés et aux trous des serrures pour faire reculer rien qu’un peu les bords de notre univers. Je l’appelle Hoel car il est mon reflet frénétique, mon double inversé. Je l’appelle aussi comme ça pour la sonorité : Ho-el, avec à la fin cette voyelle ouverte sur le monde. Ho-el, l’eau et les ailes. Hoel Kerguelen, c’est le patronyme complet que je lui ai donné. Avec ce nom-là, on l’imagine capitaine sans vaisseau rescapé des mers australes. Il est celui qui, en moi, est plus grand que moi. Un être plus intense, plus secret, plus farouchement exilé. Sans doute aussi plus lucide et plus profond que moi. Au dehors rien n’y paraît, mais avec Hoel on s’entredéchire sans cesse. La guerre interne est féroce, implacable. J’ai besoin de ce double fantomatique pour penser contre moi-même, besoin d’un adversaire aussi tenace que lui à surmonter. La désaliénation passe par là, me dis-je. Son esprit critique m’enrichit jour après jour. Sur la route sans fin, je sens qu’il me fait avancer un peu plus loin. Au bout du compte, il sera sans doute mon meilleur allié.

Texte et vidéo : Gwen Denieul