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fribourg trolley

Le trolley.

  • J’y monte, tout là-haut, à la station culminante du quartier, le plus haut de la ville.

C’est de là qu’on se laisse glisser chaque jour, sur le toboggan plongeoir, dans la grande mare des études. C’est le bus qui la prend plutôt. On suit.
Elle est souvent la seule, à cette heure. Un bus de 100 places assises pour la princesse ! Elle reste debout, bien sûr.

  • J’ai l’âge de toutes les contradictions.

Planquée dans un coin, -l’arrière coin de l’arrière-fond-…Personne, oui, mais tout de même, combien seront-ils au prochain arrêt ? Qu’en sait-on ? Alors se ratatiner, adhérer au dernier renfoncement du gros Mercédès.
Les portes lâchent leurs soupirs grinçants, pneumatiques; le moteur tourne. On part. On s’accroche à la rampe, on se laisse balancer par les virages, accélérations attendues, entre deux arrêts, avant les abrupts coups de frein. Les chauffeurs s’amusent comme ils peuvent. Peut-être espèrent-ils parfois pouvoir sauter des escales, qu’il y ait des îlots déserts et que ces heurts de pédale les emmènent dans  l’intersidéral plutôt que l’inter city ?

  • Je regarde dehors, je rêve.

Tout en ce temps –là n’est que balancements et songes, soustractions de réalité, avec solde d’hébétude et de flottaison.
Mais voici la Gare. Endroit stratégique, où s’ouvrent deux possibles : celui de faire le boulevard à pied ou de changer de mode de transport. On évalue son état de fatigue, son envie…

  • A l’heure je serai bien sûr, mais comment y serais-je ? Question !

Unique trouble en cet instant. On fait ça tous les jours. Pratique idem, idem énigme. On est sur le tapis roulant d’un monde sans le moindre Aladin, ni génie d’aucune lampe.
On grimpe dans l’autre engin, moins gros, plus vieux, bleu et gris, avec ces belles antennes le branchant dans les fils électriques. On grimpe. On pousse un peu. Il y a du monde, toujours du monde. On se serre. On s’enserre, on se hume, on se frotte, on se sent.

  • Je suis près de la porte, je ne vais pas si loin.

Contre elle, le tissu vert military d’une veste. On appelle ça manteau reporter. Emblématique d’une vison de la vie, faite de fleurs, de longs cheveux et de marijuana. Chez elle, on le prononce d’une façon qui chie dans les commissures, « reportaire »  en tâtant son pure laine avec satisfaction. Qui sont ces fous qui errent en ces étoffes ? On ne regarde pas, pas plus.

  • Je poursuis mon bercement quotidien, après tout.

La serviette à la main qui pendouille, lourde, inutile si ce n’est à la retenir à la réalité. Mais voici son arrêt. « Christ-Roi ». Et on va descendre. Son sac se fait léger, encore plus, lui échappe soudain. Le manteau descend aussi et cette main qui a saisi son cartable. C’est le gars.

  • Je lève la tête enfin !

Jésus est descendu sur terre à l’arrêt, christiquement amical. Il marche à ses côtés portant sa serviette et son message d’entraide sans doute. Les cheveux sont frisés, la barbe saint-sulpicienne. Il porte son cartable, comme si on avait toujours fait ainsi. Suit ses pas à ses côtés, sans dire un mot, chevalier servant.

  • Il est vraiment grand. Je ne sais que faire ni que dire. Je me tais alors.

Il regarde devant lui. Sa démarche chaloupe comme s’il marchait sur les eaux. Ils longent ainsi le trottoir. Le lycée est à un coude. On arrive, on s’arrête, on tend la main pour récupérer son bien.

« Je suis étudiant en droit à Miséricorde » Cela ne s’invente pas.

  • Je ne dis rien, souris sans doute. Je sais faire ça.

Il repart, la laissant avec ses rêves, pour un nouvel après-midi de cours, de vagues présences réelles et irréelles aussi.
Le lendemain, revoilà, le trolley. J’y monte, tout là-haut, à la station culminante du quartier le plus haut de la ville.
C’est de là qu’on se laisse glisser chaque jour, sur le toboggan plongeoir, dans la grande mare des études. C’est lui qui la prend. Moi je suis.
Elle est souvent la seule, à cette heure. Un bus de 100 places assises pour la princesse….
A la gare, on ne pense à rien; on grimpe dans le bleu et gris. Le jour n’est ni beau ni doux. Jésus est là. Près de la porte. Lui aussi, comme on s’y tient, pareillement que la veille. Il ne dit rien, il ne la regarde même pas. Il est si proche après tout, est-il besoin de dire quelque chose ?
Les portes ‘s’ouvrent. Ils sont dans la rue. Il prend à nouveau le cartable.

  • Je marche et lui grand échassier qui m’accompagne, une enjambée pour deux petits pas.

Le silence, le même manège. Il fixe son regard loin vers des horizons lointains, dans des réserves naturelles dont on ne sait rien. Ne dit rien et on va comme ça en cours avec son reporter porteur, brave preux à la langue cousue.

  • Ainsi plusieurs jours. Me faire attendre et redouter cet instant de franchir les trois marches du trolley, et puis laisser le transporteur me transporter dans des transports sidérés.

Ce jour-là encore il n’a rien dit. Précis ponctuel. Il fait le job. On ne sait pourquoi. Et soudain.

« Tu ressembles à cette actrice italienne, tu sais… »

On cherche à qui on ressemble. On a toujours dit laideron, alors…On lève les épaules, incapable de l’aider à trouver un nom.

  • Il me regarde «  oui tu lui ressembles, vraiment.. »

Le lendemain, le bus plein de vide ; Jésus remonté sans doute dans des courants ascensionnels…

  • J’ai scruté longuement ma glace les quelques jours suivants…

A qui donc pouvait-il penser ? Puis on oublia, songeant qu’il valait mieux ignorer ce miroir et ses reflets de ciel et de star.

Texte : Anna Jouy