Étiquettes

,

patineur gare de Lyon

10 heures. Le train partira à 15 heures mais j’erre déjà, inutile. Inutile, je le suis par instinct, par leçon. Comme d’autres fraudent et recèlent, par astuce ou par métier. Inutile. Pièce en transit. Qui ne s’emboîte dans rien, ne poursuit aucun engrenage. J’erre. Superflu de transit, de salle d’attente. Truc oiseux, dérisoire qui se serait détaché de la grande usine. Les chaînes humaines ne cessent de passer ses bestiaux au tourniquet, de calibrer les grosseurs, les laideurs, les vanités. Les refoulant par pulsion sur ce quai. Ou cet autre. Les chenilles les avalent et tout cela disparait et puis recommence.

11 heures. Le monde s’agite; je ne bouge pas. Je suis là au centre. Je serre, je joins, j’essore. Je torse, je visse, j’enfonce. Dans le sol, dans la place bien choisie au bord, à l’extrême bord des bancs. Tournée vers la sortie, là où il arrive un peu d’air, un peu d’espace, un autre bruit. Je ne bouge plus ; je ne vais plus bouger. C’est décidé. Je ne quitterai pas ce placet singulier, je vais y adhérer. Il va me retenir, me préserver. Il y va de ma raison, de ma raison d’être là. Sous la cloche de verre de la gare de Lyon. Là où se meuvent des milliers de pions, d’heure en heure, et moi qui ne peux rien.

12 heures. Mon corps, la pensée, ma peur livide. Je me tiens, me retiens. La faim, la soif. Il va falloir entreprendre un mouvement. L’étudier d’abord, le marchander avec moi-même. Compter le temps. L’endroit où aller…droite gauche devant. Repérer l’étal le moins chargé en clients, celui qui me permettra de tout avoir en un temps record… . Préparer ma monnaie, tout ranger. S’arracher à la glue, pansement compressif qui empêche la chair, l’esprit, mon âme sans doute de s’écouler et de se répandre là au milieu du hall d’entrée de la gare de Lyon.

13 heures. Tout est bien. Je reste, prostration méditative. Plus personne bien sûr autour de moi ne sait que je suis là depuis 3 heures déjà. Me rassure, me dis que dans cette ambiance, mon malaise n’est rien, lui non plus, qu’il n’existe pour personne. Que je peux le cajoler, le bercer s’il le faut. Qu’il n’a rien à craindre. Qu’il est normal d’être si « anormale », que vraiment personne ne va m’en faire le reproche. Mais il y a beaucoup de monde, de plus en plus. Des gens qui arrivent, qui partent, qui s’embrassent qui s’appellent. J’observe, je regarde, je bois les petits événements qui s’amarrent, wagons après wagons, qui éclosent sous mes yeux et puis s’en vont grandir, prospérer ou s’étioler ailleurs

14h heures. Raide, ankylosée, c’est l’heure de l’hypnose. Des yeux qui fouillent troubles, des mélanges de conscience. Les rêves, les cauchemars récurrents de gares trop grandes, d’impossibles repérages, de contre sens, de manquements de sortie, d’aiguillages ratés enduisent la vue et envahissent l’esprit. Soudain, le corps se fait léger, si léger. J’atteins le sommet de la verrière. Je monte et me cogne dans mon vertige. J’ai atteint le sommet. Je me vois là en bas, assise bras croisés tenant contre moi mon sac de voyage. Je me vois pétrifiée, dans mes sidérations ébahies. La gare et ma vie, ne sont-elles pas d’identiques espaces où je flotte inadéquate et instable ? Où j’attends seule quelque chose, une place, quelqu’un qui arrive ? Où j’espère un départ où manquer à quelqu’un ?

J’en vois un qui approche.

  • Alors, alors…ça ne va pas ? Qu’est-ce qu’elle a la petite dame ?

14 heures 15. Je retombe. Je le vois. Il est là. Il porte un pull de marin d’un blanc douteux. Un pantalon en velours brun avec de grosses côtes, un frac trop large, retenu par un ceinturon qui darde. Il n’a pas d’âge mais des cheveux très blancs ondulés, une tignasse. Il me regarde. Je reviens. De loin, de là-haut. Je regarde d’où je suis tombée. Il suit mon regard. Je suis sauvée.

  • J’ai crevé votre ballon on dirait. ..

Je ne réponds rien. Je le fixe, interdite et libérée soudain. Il a souri un peu, je crois.

  • Est-ce qu’elle aurait bon cœur la jolie bougresse… Une pièce pour mon délire perso ?

Je veux bien. Je me baisse pour le sac. Il est en chaussettes, de grosses chaussettes de laine blanche et pas de souliers. Je relève lentement la tête. Il me sourit et y ajoutant un clin d’œil malicieux…

C’est mon plan marketing à moi… Je ne passe pas inaperçu, pas vrai ? il mime un triple axel.

Je ne dis rien. Le train part dans trois-quarts d’heure. L’inquiétude est montée toute seule. Il me faut veiller au grain. Je lui tends ses pièces. Il me tire une révérence gracieuse et je le vois alors patiner souverain sur les planelles de l’entrée de la gare de Lyon. Tentant maladroitement de lever parfois une jambe… patineur et briseur de la glace qu’il y a entre tous ces voyageurs. Mais peut-être fait-il simplement reluire le hall propre de son vaste chez-lui ?

Entre équilibre et déséquilibre, le fil invisible d’une lame de laine sur laquelle un instant, nous fûmes funambules.

Texte : Anna Jouy