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Écrivaine

Serait-ce lui ? Serait-il venu ?

Sa spécialité, c’est le corps humain. Là, il excelle. Là, il est à la bonne mesure de son regard pointu et aiguisé comme une gouge.
En lui, de multiples contradictions, des émergences diverses et des naissances éruptives. De loin pas toutes destinées à grandir. Un homme de portes ouvertes en quelque sorte.

Il est devant de la mienne qui est fermée depuis quelques temps déjà. Je perçois assez bien ce qu’un entrebâillement laisserait entrevoir mais de toute évidence ce que lui devine de mon intérieur le rend sceptique et méfiant. Et ce portrait, qu’il est censé faire de moi, ne prend encore aucun encrage.

Je ne saurais dire pourquoi je l’ai invité à le faire. Je n’aime pas cette particularité nombriliste que serait une image de ma personne dans ma propre maison.
J’ai tout de même choisi de la lui commander. Intérêt ambigu de me saisir au travers d’un autre regard ? Tentative de me rassurer sur ce corps qui me pose éternellement des problèmes ? Temps d’une respiration silencieuse entre deux personnes ? Tout cela me semble correctement posé. Intérêts divers et d’hiver.

Bien plus loin et dans l’anticipation totale de ce que seront ces rencontres, il y a mon espérance de reconstruction. Redevenir, si ce n’est devenir simplement.

Le peintre est au bord de la route. Il a planté son chevalet. Il va déposer sur une toile l’amorce explosive d’un monde, un autre point de vue. Et ce qui sera sur ce tissu vivra.

Je n’ai plus de visage, plus de peau. Plus rien de ce qui me donnait forme dans mon mirage.

Espoir mis alors dans la feuille. Espoir de découvrir une présence physique, une apparence vraie ou une forme nouvelle de vérité. J’irais en sa compagnie prendre la mesure de ce que je suis.

Oui. Que fait donc l’homme quand il peint, l’artiste quand il travaille à un portrait ? Et pourquoi se choisir, pourquoi se prendre ainsi mutuellement de la main et du regard ? Qui donne quoi à l’autre dans ces heures d’échange ?
Incapable de répondre.

Alors serait-ce lui ?
L’entier du temps que je vis depuis quelques mois, je le consacre à une recherche sans but. J’ignore ce que je dois trouver mais je suis entièrement à cette affaire. Savoir à quoi  devait servir cette patience, cette lente souffrance qui me ferait casser les murs, briser le carcan ?

Maintenant je suis là, je suis là avec un besoin étrange d’un nouveau visage, d’un nouveau corps, d’une odeur différente. Et j’attends de ce portrait mes nouveaux traits.

Il est venu sans savoir ce pour quoi je l’ai engagé. Sans savoir l’importance que j’accorde à son regard. Choisi parmi tant d’autres et pourtant prescrit par l’évidence, l’étoile et le destin du tarot.

Il est venu sans savoir, sans que je lui avoue le fond de ma raison, l’impossible projet auquel je le confronte. Sans comprendre l’enjeu de son labeur, la perspective de sa mission.
Et je ne le lui dirai pas ; comme si le mystère devait rester entier, que le silence fasse son œuvre, qu’aucune interférence n’aille à l’encontre de l’image qu’il va sortir de lui, qu’il va mettre au monde.

Et quel portrait pourrait avoir plus belle importance et plus féminine dimension ! Ce peintre va m’accoucher peut-être.

Enfanter est son travail. Obstétricien talent du portraitiste. En a-t-il mis d’autres au monde, en a-t-il fait, de ces vieux enfants qui, au seuil de leur disparition, demandent à éclore ?

Moi, vieille gousse écossée sur une table, bientôt jetée au cœur de la terre. Devenir, jusqu’à l’énormité, ce que j’ai en moi et qui est, en ce temps, sec et stérile. Faire porter à cet homme la femme que je suis, l’enceindre de moi, pour être burlesque.

Il a vu mes chaussures. Ces parures féminines, pointues et douces à la fois, ellipses de ma danse. Image, photo, scanner de mon âme avide. Et lui- dont l’œil est un voleur, un phagocyteur de sensations- a balayé la bipède que je suis pour en faire une synthétique figure de semelles et de lacets.

Il a les mains petites. Surpris par quelque souffrance ou stupeur dans sa croissance, une part de lui est encore en suspens. Part d’enfance figée sur son corps, part d’enfance préservée pour donner à son travail d’homme une dimension de poète, d’innocence. Et tandis que l’esprit est ample et vaste et plein, c’est à tout jamais l’enfant qui prend le relais pour faire.

Je l’imagine, usant de ses doigts pour tracer sur le papier japon les plis sombres de ma peau, les sillons de ma rivière, le rebord brisé de mes lèvres. Et puis d’un geste souple et sûr, de ses doigts si habiles à me définir, tout effacer, tirer, étendre, raturer. Avec ce sourire particulier qui fait de lui une arche ouverte sur le ciel. Le peintre.

Il monte chez moi avec sa valise de couleurs et puis son désir grand et robuste. Un arbre fiché sur lui, l’amorce d’un bateau, le début d’une ivresse ou de sa noyade. Parce qu’il est fait d’envie et de faim, le peintre. Parce qu’il ouvre la bouche autant que les yeux. Parce qu’il est toujours à fleur de corps. C’est avec ça qu’il peint, avec ça qu’il reproduit mot à mot, peau à peau les empreintes des corps  et qu’il les scelle au sein de la toile.

Le peintre est venu devant ma porte. Et dans le plus absurde des fantasmes, je crois renaître bientôt.

Oui ! Je crois sottement qu’il suffit d’une toile pour percer le mystère de ce que je suis. Alors que Vermeer de Delft a peint si génialement ces femmes aux lettres mystérieuses, les sons imaginaires des instruments, quand il faisait traverser le temps dans le tamis de sa toile, si fort, si bien qu’aujourd’hui encore le secret de ses peintures nous fait frissonner du désir de savoir…

Anna Jouy , 
Femme en jaune écrivant une lettre
Johannes Vermeer de Delft, 1665,
National Gallery of Art, Washington D.C.