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Anna sidérée

L’oncle aimait avoir du public. Il avait un don pour dire des choses sans en avoir l’air, pour entrelarder son récit de larges doses d’épices bien méprisantes et odieuses et qui vous  donnaient en même temps, un autre vaste aperçu, celui de convictions enracinées, de préjugés solides et qu’il estimait comme des traités de savoir-vivre et  des vérités implacables, juste  parce qu’elles sortaient de sa bouche.

« Prenez-en de ma sagesse que je vous resserve ».

Abondance de détails, intonations de la voix qu’il ne modulait guère mais avec des échelles  de Richter, entre tempête et tonnerre ordinaire. Il avait dû être prêcheur dans une autre vie. Je l’imaginais très bien haranguer, avec armes et crucifix, des foules de pénitents bien penauds ou des mécréants, comme moi.

Le feu des hérétiques n’était pas loin et faisait largement cuire son eau bénite, en permanence sur le potager à bois pour nous faire du thé.

Assis ou debout,  il parlait. Une fois une histoire amenée au bord de ses lèvres, je n’avais plus besoin de m’inquiéter de savoir de quoi nous pourrions bien nous entretenir, lui et moi. Il nous entretenait à lui tout seul. Je n’ai jamais été certaine cependant, que c’était bien à moi qu’il parlait, ou si  ce n’était pas plutôt  des oraisons adressées à une époque trop révolue à son goût.

– Ces gens … s’étaient pas éduqués,  tu veux croire !! Julie, par exemple…Julie,  fallait la voir. Après la mort du père, j’avais moins à y faire mais  j’y allais encore. Chaque fois que je la croisais,  elle me semblait plus grosse, plus gauche, gourde.   Cette femme, c’était  un « peu de laiderons, tu veux croire !» … Elle me causait jamais et jamais elle m’aurait servi du café. Elle se trimballait dans les alentours de la maison, faisait semblant de travailler. Une vraie feignasse en fait. Elle avait l’air mais c’était comme une toupie qu’on lançait le matin et qui tournait encore le soir.  Elle foutait rien.  Jeter du grain aux poules et encore ! Ben,  un jour j’ai compris…

Tu veux encore du thé ?

-Heu, non…

-I te va pas ce thé ?

Il me toisait avec un sourire faussement sympathique.

-I te convient pas… ?  Bien sûr ! Toi tu bois pas de ce thé-là, tché donc…

Il riait surtout parce qu’il avait pu glisser entre deux  phrases, son reproche favori  et irréfutable : la ville, cette grande dédaigneuse  ne boit pas du thé de la campagne. Trop fière !

-Julie, c’était une terrible râpe et une épouvantable flemmarde, comme que comme !  Quand son père vivait, elle obéissait mais après, elle s’est sentie libre de faire tout à sa guise,  ce qui n’était pas grand-chose. Elle pouvait organiser sa paresse comme elle l’entendait. Et bien,  tu vois : c’est la flemme  qui la faisait grossir.

Je le regardais. Je connaissais la suite, si souvent entendue. Mais c’était son plaisir que j’attendais. Voir son visage devenir expressif, transfiguré par le récit. Son enthousiasme à amener savamment sa chute, le rendait étonnant de vie. On aurait que c’était la dernière nouvelle du jour, qu’il se délectait de colporter partout. Il tenait son monde en haleine.

–       Depuis la mort du père, l’avait décidé que la lessive, ben c’était fatigant et puis qu’elle devait la faire trop souvent. A quoi bon !

Alors tu veux croire…ben, elle s’est mise à porter tous ses vêtements sur elle, par couches. Quand c’était sale, elle mettait du neuf par-dessus. « Des peu de gouri* !! » Elle en avait pas beaucoup mais bien assez pour tenir comme ça des semaines, à goger* dans sa saleté… Personne voulait plus l’approcher. Et je me demande si c’était pas ce qu’elle voulait : qu’on la laisse tranquille!

L’oncle se laissait presque toujours distraire par un chat ou deux, son meilleur  auditoire. Il en profitait pour leur expliquer, que c’était moi, que je ne venais pas souvent et qu’il ne savait pas trop de quoi  j’avais besoin pour m’arrêter chez lui. « elle veut quoi celle-là… hein ? » leur disait-il et il leur envoyait des caresses pesantes accompagnées de petits borborygmes très bizarres.

–       Et le Gustave ? Il ne disait rien… ? j’ajoutais  pour le relancer

–       Le frère ? Tchich té batoille!* mais c’était le même, lui…tout pareil ! Les chiens ne font pas des chats, ça non alors.

–       Il s’habillait aussi comme ça… !!?

L’oncle riait.

–       Pas une gonzesse le Gustave ! On voit que tu l’as pas connu. Gustave,  il était poilu ! Tu peux même pas croire : un vrai gorille. il avait des poils jusque dans la main.

L’hiver, il dormait dans l’étable avec ses vaches, tout nu. Il en sortait même pas pour bouffer. Julie lui donnait ça, depuis le corridor…Et parfois on le voyait courir et se rouler dans la neige pour se rafraîchir… Pas souvent.

En tous cas, quand il commençait son cirque, on savait que l’hiver allait cesser… C’était un baromètre infaillible.

C’est vrai puisque je te dis… !

Texte : Anna Jouy

* gouri : un porc
* goger : marner
* Tchich té batoille :  tais-toi bavarde !