L’éclat du soleil me dévisage. Virage à droite, tout droit. Jusqu’à la fin du trajet. Toujours le même. Ce même trajet jamais pareil. Combien de fois l’ai-je pris ? Je commence un calcul absurde. Puis j’abandonne à la vue du fleuve. Ici les bateaux ont des yeux. On leur peint des yeux oui. Tous portent le désir d’un départ. Vers un destin que j’ignore. Je rêve d’yeux camera, d’oreilles enregistreuses, de phrases écrites à la seconde où elles jaillissent dans la pensée. Parce-que combien de ciels, de scènes, de postures, de voix, de lignes, de couleurs, d’instants ratés. Ratés pour toujours. Je suis des milliers de notes jamais écrites, d’images jamais saisies. Je pense toujours m’arrêter ici ou là, faire un détour, cinq minutes suffiraient. Mais je remets à plus tard. Ne m’arrête jamais. Qu’est-ce qui me presse autant ? Pourquoi je me laisse ainsi passer à côté du monde ?
— Si je viens à votre rencontre au beau milieu de la nuit, c’est pour en finir… non comme on en finit avec un livre, mais comme on en finit avec quelqu’un. Avant même de vous rencontrer, je vous imagine ainsi, tel que je ne vous connais pas. Veuillez m’excuser mais je ne sais plus tutoyer. J’ai cette névrose de penser que le vouvoiement permet de murmurer plus décemment ce que nous pouvons peut-être « partager », partager le vital désir de partager (Jabès)
— Je ne sais pourquoi, j’appréhende chacun des mots que je veux vous adresser. C’est justement cette peur qui me donne le courage de m’adresser à vous cette nuit. J’ai d’abord pensé m’en remettre au secret, ne plus dire, plus jamais, à personne, que j’écris… parce-que j’écris. Comme vous. J’écris dans le néant depuis une vingtaine d’années maintenant. Ça n’a mené nulle part. L’écriture n’est pas censée mener quelque-part. Mais aujourd’hui je suis encore plus perdu, au fond du tunnel des phrases duquel je ne vois pas le bout… il fait si noir. Ce soir votre tunnel croise le mien, ça arrive parfois. C’est rare qu’un autre apparaisse, et incarne l’absence de frère humain, l’absence de Dieu…
— Un jour sans lendemain, ma voix disparaîtra subitement, d’un claquement de main, peu m’importe quand, sous les yeux de celui devenu, qu’il le veuille ou non, mon seul témoin. Vous. Vous seule trouvez assez de temps perdu pour échouer sur le sable gris-cendre de mes nuits. Vous seule me faites l’amitié d’un instant de lire à contretemps, dans un autre présent, la présence de ces lignes blanches et sans sujet. Quelle que soit ma personne, mon personnage, mon nom, j’ai la certitude d’avoir quelque part, là-bas, à quelques pas de moi, une sœur de sang noir, celle d’une encre sans visage que jamais je ne rencontrerai.
— Vous savez de moi ce que vous ignorez. Ainsi, puisque nous nous devons dans nos travaux d’écriture publiés, d’effacer notre nom, décharger notre pronom de notre insupportable moi, user de la fiction pour à la fois se dire et s »échapper de ce « dit », j’espère qu’ici, nous pourrons, l’un comme l’autre, sans culpabilité aucune, nous livrer à partir d’un « Je » le moins fictif possible, un « Je » qui se rapprocherait de celui de la parole, sauf qu’ici nous ne parlons pas.
Est-ce vous Est-ce vous qui se rencontre lorsque je marche en moi – loin – si loin que la nuit se dévêt elle aussi de toutes ses formes humaines, de toutes ses voix, jusqu’à n’être plus qu’un halètement chaud, lent, que je traîne en bête. Est-ce vous que j’entends, parfois, aveugle, quand plus rien d’autre n’entre depuis longtemps, mais que ça craque, furtivement, comme le souvenir d’un pas quelque part, entre tous mes visages recouverts d’un drap ? La présence qui advient après l’arrêt de l’attente, dans le silence sorti du silence, presque par accident, la présence d’un monde qui perdure, qui s’entête : C’est vous.
Je ne sais pas parler. Ne m’en voulez pas. Je suis faute de parole. J’écris comme compter des murs dont on se remémore les greniers. C’est un inventaire maladroit. Ça ne laisse pas beaucoup de place. Pour croire, croire qu’il peut y avoir quelqu’un. On oublie. Soi, l’autre, peu importe, au même endroit. J’ai oublié. Vous dites-vous. Vous… celle que vous appelez ainsi m’est inconnue. Mais c’est un lieu n’est-ce pas, ce Vous où nous sommes. Vous et moi. Cette même nuit qui nous apprend à voir, qui nous accommode, là où les jours passent sans plus s’ouvrir ni se clore. Peut-être, lorsque nous saurons, lorsque nous parviendrons totalement à voir, n’aurons-nous plus besoin de mots du tout. Peut-être la nuit nous apprend-elle à nous taire. Peut-être écrivons-nous pour cela. Nous acheminons-nous.
Garde le silence au sein même de ton silence, ne m’adresse rien, rien, pas même une pensée, rien, moi enseveli, je continue de t’écouter, guettant pour te saisir à la gorge la moindre faute, la moindre fausse note, le moindre mot à démasquer…
Tu remontes dans ta cellule, la pensée encore pleine de terre. La porte n’est jamais fermée à clef. C’est tout de même étrange. Te serais-tu enfermé de ta propre volonté ? Cette prison n’est peut-être qu’un refuge pour les âmes fugitives, un asile de rêveurs éveillés, ou bien la demeure d’angoisse d’un homme en perdition…
Au fond qu’importe la nature de ce lieu. Si tu ne sors pas dès maintenant de tes sept mètres carrés, tu risques de devenir fou. Pas le moindre bruit jusque-là. Pas même le pas du petit homme en kesa qui marche toujours pieds nus. Tu ne l’entends jamais venir. Quand il ouvre ta porte, il apparaît de nulle part, reste un moment à relire ta feuille comme s’il y avait là une énigme à résoudre, l’aveu d’un lourd secret à déceler. Puis il disparaît à nouveau dans un endroit que lui seul connaît. Va-t-il à la rencontre d’autres détenus encore plus silencieux que toi ? Combien êtes-vous entre les murs de votre solitude ?
Tu empruntes de longs corridors inconnus avec le sentiment tenace de la présence d’un regard sur toi. N’est-ce pas l’écho d’un bruit de pas juste derrière le tien ? Tu te retournes brusquement… personne. Mais rien ne t’enlève l’angoisse d’être observé. Tu commences à croire ce que tu ne vois pas. Timidement tu demandes :
— Qui est là ?
— …
Tu reconnais un silence familier. Tu cries mais pas un son ne sort. Ta voix est blanche, presque sans souffle. Ton cœur bat au rythme de sa terreur. Tu cours, tapes aux portes à grands coups de poings, de pieds. Toutes restent fermées comme les yeux d’un lâche sur un crime qu’il feint d’ignorer.
Enfin, au bout d’un énième couloir, tu en aperçois une entrouverte. Tu t’y jettes la tête la première, refermes précipitamment derrière toi avant d’éclater en sanglots, à genoux contre la porte, les deux mains agrippant la poignée, effrayé à l’idée d’être à nouveau pourchassé par cette menace invisible…
Calme-toi. Tu ne risques rien. Lâche la poignée et retourne-toi sur la pièce dans laquelle tu viens d’entrer… C’est une bibliothèque. Immense. Ses rayons sont étrangement vides. Dans la poussière les empreintes des ouvrages disparus. Rien ne dit ce qu’ils sont devenus. S’ils ont été empruntés. Tous ? Sans exception ? Impossible. Les aurait-on brûlés pour les faire taire ? Les pierres tombales qui jonchent la cour du cimetière recouvrent-elles des cadavres de pages, de phrases, de vers, de voix, de mots enterrés vivants ?
L’angoisse te reprend à la vue d’un livre, le seul livre restant. Tu as le sentiment qu’il n’attendait personne d’autre que toi. L’aurait-on oublié là volontairement ?
Son titre : Monsieur M., manuscrit d’une écriture étrangement familière. Est-ce le nom du personnage principal ? De l’auteur ? Tu restes des heures à te poser la question devant le livre fermé. Après une longue hésitation, tu finis par l’ouvrir…
Regarde : toutes ses pages sont vierges… et numérotées. Tu tournes chacune d’entre elles à la recherche d’une trace, d’une tache, d’une larme, d’une goutte de sueur révélant l’existence d’un homme quelque part. Mais tu ne trouves rien, rien que le blanc laissé au parloir de la langue.
Alors les yeux fermés, tu poses les doigts sur le livre ouvert. Tu ne saurais dire si ce sont tes mains ou tes oreilles qui tout à coup entendent le semblant d’une voix étouffée au loin. Que dit-elle ? En quelle langue ? Tu devines à son intonation qu’elle pose là une question, question venue de nulle part et qui semble ne s’adresser à personne. Peut-être que ce livre n’a jamais attendu de lecteur, qu’il est fait pour écrire, seulement pour écrire… et que tout mot a échoué à cette tâche.
Ouvre les yeux. Tu ne te souviens de rien ? De quoi s’agit-il ? Une nuit vécue ? écrite ? un rêve oublié qui à présent te revient, en bribes ? Débris en désordre à reconstruire dans un temps et un espace qui n’est plus le tien… Tu étais je, il, elle, eux, nous, vous, tous les personnages de ta nuit. Tu étais son décor aussi, labyrinthe de rues flottantes, couloirs d’immeubles à milles étages, fenêtres ouvertes d’où désirer t’envoler, portes fermées à double tour où regarder par le judas des secrets lourds, des trahisons, d’ignobles révélations, tu étais une fuite, une course à bout de souffle, le goudron bouillant d’une route sur laquelle chacun de tes pas prit feu. Tu étais le coin d’un parc où l’ombre des enfants absents jouaient à faire la guerre… à faire l’amour aussi, l’air coupable, cachés derrière un buisson. Tu étais une petite robe blanche, des socquettes sentant les pieds. Tu étais la gêne d’un rire confus, la peur excitante de te faire gronder. Tu étais la chaleur, la moiteur, le ciel menaçant, les grondements, la lutte des oiseaux contre le vent. Tu étais le chien, le chien qui mange un mégot, une clé tombée d’une poche, un petit bout de papier froissé, probable message égaré par son messager. Le message est dans le ventre du chien. Le chien porte peut-être une lettre d’amour… qui sait ? Tu étais tout de ton rêve, tout dans le moindre détail, tout, sauf quelqu’un. Dans cette transe ambulatoire, tu étais un récit sans narrateur, sans lecteur, un récit seul qui avançait, qui n’avait pas besoin de début ni de fin pour se raconter. Alors quand au petit matin, un bruit, une odeur alentour pénètre dans ton sommeil pour le polluer, tu essaies tant bien que mal d’ignorer la chose, de préserver ta fatigue restante, lutter contre la volonté de ta conscience, refuser le réveil… pour te soumettre encore un peu, quelques minutes, au rêve que tu t’apprêtes à oublier.
Le générateur tentaculaire qui surplombe la rue électrifie l’atmosphère. Serait-ce le cerveau de la ville devenue pensée dans mon crâne ? Génère-t-il l’écriture qui marche là-bas, énième inconnue des trottoirs dont je croise chaque jour le regard avec la vague impression de me reconnaître. Le visage, l’allure de l’étrangère soudain reconnue comme sœur, une sœur dans les bras de laquelle je me réfugierais en plein incendie. Le voisin, la voisine à qui on a jamais parlé, qu’on reconnait à l’odeur de sa peur, peau contre peau, nous pleurons dans le brasier, nous nous serrons jusqu’à confondre nos ressemblances. Je regarde la moto en feu. À la fenêtre, je regarde l’immeuble tout entier… flamber. La rue est bouclée, tous ont le regard levé sur les pompiers dépassés…