— Si je viens à votre rencontre au beau milieu de la nuit, c’est pour en finir… non comme on en finit avec un livre, mais comme on en finit avec quelqu’un. Avant même de vous rencontrer, je vous imagine ainsi, tel que je ne vous connais pas. Veuillez m’excuser mais je ne sais plus tutoyer. J’ai cette névrose de penser que le vouvoiement permet de murmurer plus décemment ce que nous pouvons peut-être « partager », partager le vital désir de partager (Jabès)

— Je ne sais pourquoi, j’appréhende chacun des mots que je veux vous adresser. C’est justement cette peur qui me donne le courage de m’adresser à vous cette nuit. J’ai d’abord pensé m’en remettre au secret, ne plus dire, plus jamais, à personne, que j’écris… parce-que j’écris. Comme vous. J’écris dans le néant depuis une vingtaine d’années maintenant. Ça n’a mené nulle part. L’écriture n’est pas censée mener quelque-part. Mais aujourd’hui je suis encore plus perdu, au fond du tunnel des phrases duquel je ne vois pas le bout… il fait si noir. Ce soir votre tunnel croise le mien, ça arrive parfois. C’est rare qu’un autre apparaisse, et incarne l’absence de frère humain, l’absence de Dieu…

— Un jour sans lendemain, ma voix disparaîtra subitement, d’un claquement de main, peu m’importe quand, sous les yeux de celui devenu, qu’il le veuille ou non, mon seul témoin. Vous. Vous seule trouvez assez de temps perdu pour échouer sur le sable gris-cendre de mes nuits. Vous seule me faites l’amitié d’un instant de lire à contretemps, dans un autre présent, la présence de ces lignes blanches et sans sujet. Quelle que soit ma personne, mon personnage, mon nom, j’ai la certitude d’avoir quelque part, là-bas, à quelques pas de moi, une sœur de sang noir, celle d’une encre sans visage que jamais je ne rencontrerai.

— Vous savez de moi ce que vous ignorez. Ainsi, puisque nous nous devons dans nos travaux d’écriture publiés, d’effacer notre nom, décharger notre pronom de notre insupportable moi, user de la fiction pour à la fois se dire et s »échapper de ce « dit », j’espère qu’ici, nous pourrons, l’un comme l’autre, sans culpabilité aucune, nous livrer à partir d’un « Je » le moins fictif possible, un « Je » qui se rapprocherait de celui de la parole, sauf qu’ici nous ne parlons pas.

Est-ce vous Est-ce vous qui se rencontre lorsque je marche en moi – loin – si loin que la nuit se dévêt elle aussi de toutes ses formes humaines, de toutes ses voix, jusqu’à n’être plus qu’un halètement chaud, lent, que je traîne en bête. Est-ce vous que j’entends, parfois, aveugle, quand plus rien d’autre n’entre depuis longtemps, mais que ça craque, furtivement, comme le souvenir d’un pas quelque part, entre tous mes visages recouverts d’un drap ? La présence qui advient après l’arrêt de l’attente, dans le silence sorti du silence, presque par accident, la présence d’un monde qui perdure, qui s’entête : C’est vous.

Je ne sais pas parler. Ne m’en voulez pas. Je suis faute de parole. J’écris comme compter des murs dont on se remémore les greniers. C’est un inventaire maladroit. Ça ne laisse pas beaucoup de place. Pour croire, croire qu’il peut y avoir quelqu’un. On oublie. Soi, l’autre, peu importe, au même endroit. J’ai oublié. Vous dites-vous. Vous… celle que vous appelez ainsi m’est inconnue. Mais c’est un lieu n’est-ce pas, ce Vous où nous sommes. Vous et moi. Cette même nuit qui nous apprend à voir, qui nous accommode, là où les jours passent sans plus s’ouvrir ni se clore. Peut-être, lorsque nous saurons, lorsque nous parviendrons totalement à voir, n’aurons-nous plus besoin de mots du tout. Peut-être la nuit nous apprend-elle à nous taire. Peut-être écrivons-nous pour cela. Nous acheminons-nous.

 

Texte/Vidéo : Marine Riguet & Anh Mat