Paul Celan est le poète du naufrage de la langue et, dans le même mouvement, de sa puissance absolue sur l’Histoire, et donc de la politique. Une contre-langue comme une contre-attaque définitive et fulgurante. Et c’est un impératif total. La littérature, comme la peinture, la sculpture, se doit d’innover.
La force de la poésie de Celan tient dans cette vision, forgée au cœur de l’enfer.
Son œuvre rappelle inlassablement que pour l’auteur, les mots sont matière. Et que le texte ainsi érigé, à l’instar d’un tableau abstrait, trouve sa signification dans son esthétique, son rapport au temps et à l’espace. Comme la révolte de l’art littéraire sur les errements meurtriers du langage bien trop armé d’un sens destructeur ou trompeur. « L’obscurité est bien un fait linguistique »…
Avec ce poème, écrit en plusieurs étapes, Jean-Claude Bourdet traverse l’œuvre de Celan, et en livre sa vision.
Yan Kouton
Paul Celan, Paul Antschel de son nom de naissance, Ancel en Roumain. J’ai besoin de passer par la naissance, à Czernowitz, Bucovine, actuellement ville ukrainienne. A l’époque ville de l’empire austro hongrois, ville intellectuelle, à la vie culturelle très riche, lieu de naissance de Aharon Appelfeld l’écrivain israélien et de bien d’autres. J’ai besoin de passer par une naissance heureuse, dans une famille unie germanophone.
La banalité du mal l’efface.
Des traces de bottes cadencées ont fait trembler le sol triste de Czernowitz.
COMPTE LES AMANDES… en 2013…
Comment pouvait-il
Avec quel ventre accroché
Au cœur froid voyait-il
Quelles odeurs pestilentielles
Peut être Dante à l’esprit
…
Mais comment penser
Comment se représenter ?
Le vide au cœur de l’amande
Le vide n’a pas d’odeur
De chaleur
Inerte.
…
J’y reviendrai.
…
La
iI compte
Yeux vides
Corps entassés
Fosse commune.
Il n’en peut plus
Transpire,
Souffle
Dans
Le glacial de ce printemps de 1944.
Il est habitué mais ce matin il pense à son père / Il n’y pense pas / Il le voit dans chaque amande laiteuse qui s’offre à sa vision.
Il le voit tout petit. Un père miniature, ridicule.
Il ferme son organe automatique
Voit enfin
Les yeux morts.
S’en veut.
Sa distraction va encore le rendre furieux Ancel le Kapo.
…
Deux jours avant
Le camp se réveille à 4 heures du matin sous les bombes, le feu,
La terre tremble
Pauvre, cabane – courant – d’air, épais.
Un Russe le leur dit en anglais: ils sont libres.
Depuis il compte les amandes/mandorle
…
J’ai besoin de penser qu’il cherche un proche
…
Les amandes fixent un lieu inconnu
Tu…ne tends plus…
«…ce fil secret le long duquel
la rosée qui tombait de tes pensées
glissa vers les cruches…»
Le fil est rompu qui bien avant a voulu le suivre
Orphée et bien d’autres
Tu veux réunir les trois leur permettre d’aller dans le soir…
«là seulement tu entras toute dans le nom qui est tien
tu avanças d’un pas assuré vers toi – même
…
là te heurtèrent les paroles épiées
t’enlaça ce qui était mort
et vous allâtes tous les trois dans le soir»
Le glacé des coeurs froids durs comme la pierre est transpercé par l’amer.
La langue vient soutenir le récit.
L’amer rend audible l’infans tétanisé.
L’amer de l’amande tient en éveil.
Tu veux « être amer et être compté parmi les amandes »
…
Un lieu, il te faut un lieu.
« En quel lieu ton cri n’ira-t-il pas jeter l’ancre et quelle falaise ta voix bientôt réveillera t-elle les échos» fait dire Sophocle à son héros.
Tu es le passeur d’âme tu les entends errer gémir chercher leur mort pour enfin espérer trouver le « beffroi de silence ».
…
Un terrain vague
A rebours mots sans gageure unique
Paul crie vomit une bouillie de langue
Je devrais redevenir muet
Avoir devant moi la multiplicité imaginative
De milliers de langages
Un gargouillis d’overdoses gréco-latines
A(lle)mandes ou françaises
Ancel/Celan en 2019, à Bordeaux
Lisant E.H.
Ne sachant plus qui il est
Cherchant un mot, des mots
Un immeuble de lettres
Un château en son sein
Le sifflement qui vrille mon esprit
Clouer un oiseau pour sortir, en sortir
Par centaines les gouttes font la course sur la paroi vitrée de la nuit.
Je compte les lettres, les mots exilés, les phrases englouties
Au fond de mes doigts
Dans mes veines, mes nerfs aigus
Je compte
COMPTE/DECOMPTE
Pshittttt
Encore un de perdu
Le grand cimetière des mo (r) ts
Ce dernier fusillé par S
Celui-ci persécuté par T
A quand la révolte des mots oubliés ?
Aucune épitaphe, aucune note
Anonyme est le nom de famille des lettres égarées
Des lettres pas envoyées
Écrites et déchirées
Relues et reluisantes dans la poubelle des mots(r)
« Je suis là, côté gauche dans ton cerveau »
Qui me parle ?
Quelle est cette voix qui se confie à mon oreille ?
Peut-être que je vais cesser de compter.
Il suffit
Sans hâte se lever
La bibliothèque de Trieste
Une bibliothèque après
Poèmes Traduits et présentés par John E. Jackson chez José Corti
@ La rose de personne
J’ai honte et peur
Je n’ai perdu que des fil(s)
Une ténue têtue toile de tissu rotative
Ils sont là
Emmêlés, emberlificotés, embrouillés
Ludovico Einaudi
Un souffle de notes
Une légère fragrance
@La rose de personne
The Dark Bank of Clouds
Une suite de messagers
Fontaine d’images
Un regard après
Colonne athée
Rhubarbe de crédence
A nouveau obscurcis
Contrainte de lumière
Underwood
Léger duvet envol
Ciel
Dieu
Murmure des contes alambiqués
Une histoire pour l’enfant qui ne viendra pas
Amande/Mandorle
Dans l’immobilité héraldique des choses périmées
Certains meubles
Ou bien des
Faïences aux bords ébréchés
Pourtant belles et colorées
De mains fines tournées
Un ciel sans nuage en emblème de rare délicate est-ce
Une rivière ?
Un saule peut – il – être ?
Une route pierreuse
Une falaise
1956è§§éçç’è!’!’! »é^!fu « ûà $éfc,
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N
Why ?
Croche, virgule, point à la ligne affolées les crêtes d’une aigrette du Bassin
Je ne suis pas ils vont trop vite
TROP
V i t e
Point
A la ligne.
Une banlieue grise
C’est ainsi que se dessine le regard
L’aube
d’une
pensée
Senecio cineraria
Mille feuilles dominées
Mille fleurs soumises
Torsade de fer
Ébène sacrée
Fichée dans les verticales
Aigues
Enserrent un bijou
Écrin luxuriant
Sous un ciel de plomb.
Pax Romana
Échancrée cachemire
Courbes erotiques.
L’angle est étrange
Oblique et droit mais
Tout en courbe aussi
Impossible…
Il libère une lumière brumeuse
Sur une sorte d’estrade élevée
L’homme semble suspendu
Seule son ombre dessinée
Informe l’horizon
Azur
L’opacité laisse quelques notes tremblantes
Un murmure
Une source enchantée
Nue
Blafarde
Le sexe doré, peint
Pénétré par une salamandre verte et noire.
Puis…
Silence.
Texte : Jean-Claude Bourdet
Le poème disponible en téléchargement ici : celan 2014-2019 3
texte incroyable, oppressant, tracé fidèle qui mène à Celan. *****
Merci