Regard du monde
Les codes du regard
que personne mieux
qu’un œil fort aguerri
ne saurait décrypter :
Dans son amour de l’autre
se voit l’Humanité,
des cimes de l’extase
où l’on veut se bercer
jusqu’au monde éternel ;
mais quoi l’est-il vraiment ?
Sûrement peu d’empires
que l’homme a pu construire
au gré des nuits et vents,
puis un jour tout détruire
tout voir s’anéantir,
avenirs ou présents.
Entre sacs et ressacs
de plus en plus opaques
s’engouffre le géant
désert annihilant.
Fracking
Ligament croisé antéro-externe du genou,
La route est désormais trop longue :
Dies a quo, dies a quem, grand Dieu,
Combien reste-t-il de temps ?
On en passe trop à traîner au lit, rêver sur les réseaux
Et bien plus encore à parler à ses bottes.
Demain, tu nageras dans les eaux bleutées de la forêt
Puis tu porteras des bois de cerf en guise de trophée.
Au creux de la roche perforée
Se distillent les écumes de profit usé.
J’attends encore ma minute de lumière mystérieuse
Dans l’espace silencieux des choses indéterminées.
Slaloms
Il y aura toujours le risque
D’une plaie ouverte
D’une porte mal fermée
La crainte
D’un sourire ambivalent
D’une insulte sournoise
Les affres
D’un aboiement étouffé
En mots de sang hachés à vif
Le doute
Sur les actions du voisin
Et jusque sur sa propre personne :
Origines, opinions, identités malléables
Les motifs qui nous poussent à essayer
Jusqu’au bout
Et bien sûr, quelques incertitudes
Sur le temps au mois d’août
Entre risque, crainte, affres et doute
Il reste le pilote et sa machine
Pris dans l’ivresse des slaloms
Quoiqu’indispensables
Les arrêts au stand (besoins et envies)
Ne sont qu’inspirations soumises
Aux souffles énigmatiques
De nos incessants malströms
Il faudrait
Il faudrait encore un peu de rêve
Une expression barbare et fraîche du présent
Des recherches déconstruites
Un tant soit peu cosmiques
Ouvertes à n’importe quels vents
D’où nous pourrions maudire
Et laisser fleurir nos râles
Dans les steppes de Patagonie ou d’Asie
Abasourdis de langage en détresses nocturnes
Armés des sillons mécaniques
De nos jouets amphibiens
Et du plomb dans les joues
Une machine à pleurer
D’où pourraient s’écœurer
Nos plus anciens tabous
Sur l’auteur
Né en 1971 à Ploërmel (56), Eric Tessier réside à Wilmington (Caroline du Nord) avec son épouse Michelle depuis 2003. Ils se sont rencontrés à Rennes en 1997 lorsqu’il était objecteur de conscience et elle lectrice d’anglais. Ils se sont mariés en Pennsylvanie en 2001. Ils ont aussi vécu dans l’Iowa (2001) puis à Memphis, Tennessee (2001-2003). Ils ont deux enfants. Après un Bac littéraire, Eric Tessier a fait des études d’anglais et d’Information & Communication à l’Université de Rennes II dans les années 90. Il enseigne le français à l’Université de Caroline du Nord de Wilmington depuis une quinzaine d’années. Il écrit sa poésie en français et traduit des textes littéraires en anglais et en français. Son style poétique d’essence lyrique s’axe librement autour de thèmes sociaux, expérimentaux et humoristiques. Il croit en toute modestie que la poésie d’aujourd’hui et de demain doit renouer avec ses fonctions populaires.
Chers Cosaques invisibles et pourtant si proches, voici quelques instantanés sur mon parcours poétique, ou plutôt sur ce qui m’intéresse dans l’acte d’écrire :
Nous sommes au printemps 1989 si je me souviens bien, et je suis tout heureux de participer à mon premier et en l’occurrence, ce qui sera mon dernier concours de poésie. La rencontre se passe à Vannes, préfecture du Morbihan, plus grande et plus florissante que ma petite ville de Ploërmel, ce qui est assez pour m’impressionner à l’époque. Lycéen tout fraîchement majeur, je me souviens également que la lecture se fait devant un public et aussi une caméra, car certains participants et lauréats, probablement plus âgés que notre groupe scolaire de 7-18 ans, sont des prisonniers de droit commun et ne peuvent donc être là parmi nous. Je ressens un petit malaise à cette pensée, ce qui me fait perdre le fil de ma lecture sur mon petit poème lyrique que je perdrai aussi sous sa forme écrite des années plus tard. Il me reste cependant en tête cette bribe accidentellement en alexandrin qui m’était venue comme on dit souvent, d’un coin du ciel : « Gangue de l’esprit tel un parasite amant… », c’est à peu près tout, mais déjà assez pour constituer au moins un point de repère dans ce qui m’anima d’abord dans ma poésie de jeune homme : les contrastes entre forces physiques et spirituelles, le mystérieux, le beau, le macabre, le flirt avec l’oxymore, mais aussi le sombre teinté d’une certaine violence. Alors que depuis l’enfance, la poésie n’avait été pour moi que synonyme de récitations scolaires, j’ai assez vite compris suite à cette lecture publique couplée à la présence différée de ce groupe invisible, que la poésie dans son essence, à l’instar d’un rayon de soleil, finit souvent par toucher transversalement, par réflexion ou par réfraction les êtres, qu’ils soient exposés dans un environnement translucide ou plus opaque. J’ai compris aussi lors des trois décennies qui suivirent que la poésie est le meilleur outil pour survivre à l’ennui, la tristesse, l’exil ou même probablement à l’incarcération comme mentionnée préalablement. Je survis aux trois premiers états plutôt bien jusqu’ici et je ne connais le quatrième que par l’allégorie ou les histoires de famille. Mes grands-parents Eugène et Olga ont dû passer concrètement à l’acte au printemps 1945 pour faire une brèche dans le rideau de fer qui se refermait sur eux tandis que les Soviets se rapprochaient des camps de prisonniers de Berlin et de Potsdam. Lui, paysan breton ayant survécu à deux camps de concentration, elle, paysanne ukrainienne, à deux régimes totalitaires, leur amour plus fort que la sombre Histoire vaudrait à lui seul un long poème épique et tragique. Du fait des origines de Mémé Olga et des histoires qu’il m’ait été donné de vivre en Bretagne puis outre-Atlantique, je me sentirais assez à l’aise dans l’incarnation d’un humble barde de l’Ouest —voire du Far West— plantant sa yourte en territoire des Cosaques des Frontières, c’est-à-dire là où bon lui semble, tant qu’on l’y accepte. Résidant régulièrement depuis près de vingt ans aux Etats-Unis et y enseignant le français depuis presque autant d’années, la poésie a toujours été pour moi le plus beau refuge mais aussi la plus belle arme pour je dirais, tout simplement vivre. Je suis à l’occasion traducteur et co-auteur d’articles universitaires, notamment sur le cinéma français. Merci de m’accueillir parmi vous, résidents des steppes, guerriers nomades ou simples voyageurs qui d’un éclair de plume, d’un coup de curseur ou d’une lecture enfiévrée, font d’un mot, « cosmos », de deux, « parfums infinis » et de trois, « rêves jamais sentis ». Si frontières il y a, je les espère moins tangibles que mouvantes et toujours prêtes à se laisser traverser sans fusils, ni souliers.