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chaque jour, sur un banc, au comptoir, dans ton lit, parfois même aux toilettes, durant les heures creuses, heures si précieuses parce qu’ouvertes sur rien, sans lesquelles tu ne supporterais pas le jour jusqu’à la nuit tombée. L’écriture est l’espace qui s’ouvre, le piège que je me tends, stratagème qui force l’écriture comme une serrure. Parfois tu n’entends rien pendant des mois. Période riche de sècheresse, dans le silence qui a perdu la voix, tu vis des mois sans parole, sans musique, fenêtres closes, dans l’absence du chant des oiseaux, dans le bruit de la machine-homme, celle qui tourne, jour et nuit, celle enlisée dans la boue du chantier illimité. Combien de temps pour bâtir la ville de ce livre, combien d’années faudra t’il pour venir à bout d’un quartier ? l’horizon ressemble à une impasse. Sans conviction, tu cherches dans un vieux PC dont tu ne te sers plus des textes abandonnés. Tu tentes de les reconquérir. Mais leur lieu est poussiéreux, vide comme une maison dans laquelle on a habité un temps, avant de partir sur un coup de tête, sans rien laisser derrière, pas une trace : aucun meuble, aucune photo, ni sentiment, ni souvenir. Un jour, on revient par hasard, sans nostalgie aucune. Les arbres centenaires sont finalement tombés, les pièces ne sont plus les mêmes. Elles semblent plus petites. Les mots prononcés, les voix, de la famille, des amis invités, les tableaux peints, les vers raturés, les instants de solitude extrême, tout ça n’a jamais existé. On ne reconnait plus rien. On a oublié depuis longtemps celui qu’on était. Ce n’est plus chez nous. On a plus rien à faire ici. Alors on s’en va dériver, dans la ville à venir, on observe ses apparitions, elle débute toujours quelque-chose, elle est succession de commencements, quand je défile en elle, les yeux grands ouverts, sur la mob’, c’est découvrir à chaque trajet une succession d’incipits, de textes mort-nés, combien de phrases mortes avant d’avoir éclos ? Combien de mots abandonnés ? Peu importe la vue, la couleur des murs. Tu es en toi. Tout le temps. De toi jamais tu n’arrives à déménager. Tu aperçois ton reflet dans la vitre, sur fond de constellation de rues d’un ou deux lampadaires, Il y a le fleuve aussi. Ses lumières jaunes, vertes, rouges qui lentement voguent vers un destin que tu ignores. L’enfer est là, dans la moiteur de l’orage qui refuse d’éclater. Tu vas même jusqu’à lever les yeux au ciel pour quémander, d’un couinement humiliant, le répit et la pitié, dont chaque seconde est dénuée. Tu ne cherches plus à te mentir, bien au contraire : tu veux à tout prix t’attaquer à ton orgueil déjà bien mal en point. Regarde, il est à terre. L’ironie de certaines paroles, les sourires en coins, les regards furtifs, insultants, les amours déçues, tu croyais pouvoir les encaisser sans sourciller. Mais aujourd’hui, ton masque impavide se fissure. Tes joues rougissent. Tes poings se ferment, les yeux gorgés de vengeance. Ça va tomber sur quelqu’un, le premier venu, celui qui passera devant toi et qui aura le malheur de t’adresser la parole. Mais personne ne viendra vers toi. Personne ne t’adressera la parole. Tu n’as de toute façon plus la patience de côtoyer qui que ce soit. Seul un rêve peut te sortir de cet état : je cours la peur au ventre à la recherche d’un lieu sûr où me réfugier… ma voiture a disparu… je l’avais pourtant garé ici… mais j’ai beau revenir sur mes pas, ici n’est déjà plus là… je me souviens n’avoir jamais eu de voiture, tout change à mesure que je me déplace… tant pis, je finirai en courant… je continue à courir dans un village en pierre d’une autre époque… tout le monde me regarde… tout le monde remarque mon affolement… je cours… je cours… je cours… je ne sais combien de temps j’ai couru… je n’ai pas la notion du temps… c’est la nuit à présent… je n’ai même pas vu qu’elle était tombée… j’arrive sur une avenue… il n’y a personne… je reconnais à cent mètres de moi une cabine… je cours… je cours pour l’atteindre au plus vite… dans la hâte, je compose le premier numéro qui me vient en tête… 05 ** ** ** 05… mes mains tremblent… elles sont gorgées de terre et de sang…

— Allo?
— Oui, c’est moi, je dois vous parler… je vous appelle pour vous dire quelque chose d’important… Il s’est passé une chose terrible… il était encore vivant… Mon dieu, oui il bougeait encore… aidez-moi pitié, aidez-moi… venez me chercher… je crois qu’ils sont après moi… j’ai perdu ma voiture… j’ai peur… aidez-moi… je ne sais pas où aller… venez me chercher… vite… je crois que je deviens fou…

Texte/Photo : Anh Mat