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Il y avait ce pré entouré de pentes, et du soleil, un soleil que n’attendais pas aussi fort, et je m’étais arrêtée un moment parce que le chandail endossé pour ces froidures ou fraicheurs attendues et puis le rebond des rayons sur la route et puis l’heure, sans doute pas une heure mais le sentais ainsi à mes mollets, d’errance même distraite, sans but, sans forcer, enfin quoi je m’étais arrêtée et je me disais que je regardais les croupes des montagnes autour de nous et la façon dont la lumière jouait avec les distances et les valons qui se creusaient.

Et elle est entrée dans le coin de mon oeil au moment où il passait sur la pente qui s’élevait devant nous – dans le coin de mes yeux en fait si cela peut se concevoir -, elle était au bout du pré, à la limite de l’endroit où sa douce courbe le faisait disparaître, et je ne sais pas, peut-être le hasard, peut-être pourquoi pas le regard qui l’avait effleuré, elle a bougé.

Elle a bougé et elle est venue vers moi, elle a traversé l’espace d’herbe, j’ai vu qu’elle était si jeune, presque svelte et se dandinant légèrement avec une retenue massive parcourue d’élans d’insouciance maitrisée, une jeune-fille, une génisse, elle est venue se planter face à moi, son poil luisant dans le soleil comme une soie, et j’ai gémi intérieurement en pensant à ce que la vie ferait d’elle, même si on la soignait avec une sympathie bourrue.

Elle m’a regardée, et je l’ai regardée. Et comme elle restait là j’ai cherché dans ses grands yeux fendus une trace de la vie qui l’animait, la vie qui était là, mais semblait immobile et je croyais sentir plus de frémissements dans le mufle rose tendu vers moi. Et les yeux perdus dans les siens, me suis dit qu’ils s’éteignaient eux aussi dans cette fixation, mais le pensant je savais qu’il n’en était rien, qu’ils devaient vivre de cette recherche, cette interrogation, et je me demandais si vraiment la vie était possible sans pensée…

Une pensée autre, qui m’interrogeait comme celle du groupe dans la grande maison en étoile de l’autre côté du village, ceux que j’étais venue voir, ces vies qui semblaient réduites à des instincts, mais qui, dans leur juxtaposition, présentaient les mêmes différences internes que celle de tout groupe humain, et, même chez lui, cette volonté qui s’exprimait dans sa façon de saisir une main pour la guider en une caresse, ou de la repousser si le contact n’était pas désiré, cet embryon de ruse qui s’éveillait quand il percevait l’irruption dans son univers de notre présence et de, oui, la possibilité d’un cadeau, d’une gourmandise, ce renoncement aussi quand il en avait constaté l’existence ou la non-existence et cette façon alors de se détourner, de nous renvoyer au néant.
Oui, la vie était-elle possible sans pensée… bien entendu les philosophes auraient pu me donner des réponses, ou des hypothèses de réponses, mais je m’en moquais, restais dans mon trouble naïf… et comme si elle avait senti que j’étais partie loin d’elle, elle a tournée lentement sur elle même, et majestueusement elle est repartie vers l’autre bout du pré. Le soir dessinait sa venue future, les ombres s’allongeaient et comme j’entrais, en redescendant vers le village, dans un bosqueteau, mes bras ont souri sous le contact de la fraîcheur.

pour les cosaques - une rencontre

 

Texte et photo : Brigitte Celerier