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songe

Chambre commune. Deux lits. C’est le confort, mini prix et maxi espace possible. Pourquoi suis-je là? Je n’en sais rien. Oublié. Vieux machin, bidule, entrailles ou bobards…

La chambre donne sur un jardin. Donne, c’est bien dit. Elle ouvre, elle est tournée vers le parc. On me dit que j’ai de la chance; elle est «bien tournée», comme si elle avait une bonne humeur naturelle.. Je ne vois jamais cette partie de la ville. Je sais que c’est une boucle de foyards, le long de la rivière, qu’il y a là une pente rapide et en bas, l’eau verte de la Sarine. Mais couchée obligatoire, je ne vois rien. C’est pour ça que je me détourne probablement vers le lit d’à côté, là où règne une humeur d’encens, de bougie, une humeur d’une femme parchemin, poussière ancienne, silencieuse. Marmonneuse parfois.

Ma voisine a nonante piges. Elle dort assise pour ne pas rester coincée dans la porte de son cercueil. Elle a sur la tête un bonnet blanc. Elle me dit, je suis religieuse, je vis à Montorge. Je comprends mieux -c’est un couvent cloîtré dans les fonds de la ville- je comprends mieux oui, pourquoi elle a, tatouée sur sa figure, cette blancheur de cierge, ce silence de farine. Devant elle, à portée de mains, le plateau mobile et une bible. Je l’entends lire à la force du dentier son livre d’heures, nuit et jour, jour et nuit.

Une fois, elle rompt le silence, un cachet rouge qui lui colle à la langue et elle me parle. Elle veut savoir la vie dehors, toute la vie dehors, celle qu’elle n’a pas eue, la grande inconnue. Elle connaît l’au-delà mieux que n’importe qui, y a planté son potager, construit sa cabane. Mais ici bas, c’est comment?

Je voudrais lui dire donnant donnant, mais elle a tant d’innocence. Avez-vous déjà vu un regard d’enfant dans un visage d’outre-tombe? Oui c’est ainsi.

Par bribes, je lui dis ce qu’elle veut savoir. Tout l’intéresse d’une manière sautillante, d’un sujet à un autre. Elle laisse entre chaque révélation, un long espace de marmottages «..et dominus vobiscum ». Sans doute pense-t-elle que la prière lavera son péché de parole et celui de sa curiosité.

Je dors avec une nonne, je partage sa cellule. Notre chambre commune est pour elle une île de bonheur, valeur ajoutée comme un cadeau Bonux à ce mal qui la ronge et qui l’a sortie du couvent où elle est recluse depuis des lustres.

On chemine de petites confidences en bas aveux. Elle se penche vers moi toujours par surprise, une question aux lèvres et l’œil allumé. Puis elle se lance dans un chapelet expiatoire pour repriser sa conscience.

Sachant que j’allais m’en aller le lendemain matin, elle est soudain devenue nerveuse, agitée. Quelque chose la travaille. Enfin elle se tourne vers moi

– Et avec les hommes, c’est comment?

Je la regarde. Elle se mord les lèvres, empoigne prestement sa triste bible qu’elle ouvre comme la porte de secours.

  • Avec les hommes…? Hummm… Faut des fois aussi avoir un peu de lecture pour ne pas s’ennuyer. C’est comme pour vous.

Elle relève la tête, sérieuse, papale.

  • Christ fait parfaitement l’amour!

Visage d’outre-tombe, yeux d’enfant… J’échangerais bien ma réplique douce amère contre la sienne assourdissante d’extases.

 

Texte et dessin : Anna Jouy