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De l’endroit où il se trouve, Léo évalue les possibilités d’entrer en résistance. Il mesure pleinement le danger de redevenir le clone docile qu’il avait été. Il lui faut trouver rapidement un dispositif de sauvetage. Rester une anomalie du système, se répète-t-il pour se donner du courage, sur le bord, debout, obstiné. Même si l’issue est plus qu’incertaine, poursuivre la lutte dans son coin, à sa mesure. Mais le songe creux de tout un peuple de petits soldats fanatisés par l’argent, abreuvés de spectacles, flotte dans l’air charognard. La machine économique tourne à plein régime. Les employés obéissants consomment frénétiquement. La propagande officielle sait comment les rendre éternellement avides. Léo imagine les milliards de dollars qui volent à chaque instant au-dessus de sa tête. Le fric et rien d’autre, la besogne du monde s’accomplit avec allégresse. Lui aussi se laisse doucement contaminer par l’obsession universelle de l’argent. La guerre économique sans entrave lui glace le sang. Il sent bien qu’il n’est plus assez performant pour se réinsérer, comme ils disent. Après plus d’un an de voyage en Afrique et cinq mois de glande à Paris, son employabilité est proche de zéro. Il va devoir trafiquer son CV s’il veut trouver du boulot.

Début septembre. La ville se densifie. La prospérité économique piétine Léo. Il ne peut s’empêcher de lire les slogans sur les affiches : « Fabriquez votre emploi, fabriquez votre joie » « Demandez plus à votre argent » « Défier la concurrence c’est notre valeur » « Jusqu’au bout du contrat, jusqu’au bout de soi ». L’intense bourrage de crâne est en train de le rendre dingue. Il enrage de savoir que, pendant qu’il s’acharne dans l’écriture de ses fictions, ses anciens camarades d’études dégueulent de thunes, comme il aime à dire. J’aurais dû faire comme eux, ne pas me poser tant de questions, rester à la place qu’on m’avait attribuée. Bien étiqueté, bien emballé. Mais non, fallait que je m’obstine, que je parcours la terre entière à la recherche d’un hypothétique salut. Pendant que les autres engraissaient, je me promettais de ne jamais baisser les bras. Tu parles ! Maintenant que l’ultimatum expire, je ressens dans tout le corps le froid humide qui s’installe dans notre deux-pièces cuisine. Le soir, je grelotte d’incertitudes au fond de mon lit, et les rêves d’autrefois s’effondrent au ralenti. Qu’est-ce qu’il reste à sauver ?… La cuirasse se perce et les larmes viennent d’elles-mêmes quand on ne peut plus cacher son désespoir. Pour trouver un peu d’apaisement, Léo se met à lire la Bible chaque matin. Il a récupéré un des exemplaires de la bibliothèque familiale. Il découvre qu’il s’agit d’un des textes les plus subversifs qu’il soit : « L’or partout en éclosion enterre les trésors de joie que j’ai vécus avec elle. L’or crie au dehors, sur les places il élève la voix ; en haut des lieux bruyants, il appelle, aux baies des portes, dans la ville, il prononce son discours : « Jusques à quand, ô niais, aimeras-tu la niaiserie ? Convertis-toi à mon exhortation, pour toi je vais épancher mon cœur et te faire connaître mes paroles. » Léo referme l’Ancien Testament. Il regarde la lumière du jour passer doucement d’une fenêtre à l’autre et glisse vers un autre rêve.

Tu vas bien finir toi aussi par chercher du boulot. Ça demande tellement de courage et de talent de ne pas avoir à travailler. De retour de votre long voyage, tu déclarais à Sarah avec un rien d’emphase : Je ne peux écrire qu’en vivant au bord du gouffre. Mais tu n’as plus le courage de vivre au bord du gouffre. Faut être fou ou malin comme un singe pour vivre au bord du gouffre. Désormais tu as peur de t’isoler et de te perdre totalement. Tu as peur de devenir une mauvaise copie de ceux qui t’ont façonné, d’être un artiste du dimanche qui se contente de ramasser les miettes. Alors, la mort dans l’âme, tu t’apprêtes à faire ce que la société attend de toi. Une fois encore, tu vas te diriger vers ces obligations qui nous rétrécissent. Tu te sens écrasé par l’insuffisance naturelle de la classe très moyenne dont tu es issu. Tu savais le malheur que c’était d’avoir un travail médiocre de gestionnaire docile, tu découvres ce que c’est que de ne pas avoir de travail dans une société de gestionnaires dociles. Eh non, on n’est jamais définitivement libre, Léo. Tu te sens gourd et emprunté dans « ce monde d’enfoirés » marmonnes-tu tout seul dans ton coin. Tes chances d’entrer dans d’autres histoires un peu plus raides que celle-ci semblent s’évanouir à vue d’œil. Tu allumes la radio pour tenter d’oublier ta piètre situation. Les événements se précipitent, ils absorbent le temps. Les bombardements redoublés de la coalition gonflent les rangs des terroristes. L’ennemi désigné reste insaisissable. Tout le monde sent que le pire est à venir. L’éventualité d’une guerre généralisée excite même les plus sages. Plus jeune, les derniers événements t’auraient sûrement passionné. À présent, l’écroulement du monde te laisse presque indifférent. La barbarie de l’époque ne te révolte même plus, et le refus d’obéissance, dont tu te targuais quand tu pris la route pour l’Afrique, n’est plus qu’un lointain souvenir.

Texte et vidéo : Gwen Denieul